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Un premier ministre à la défense du cours d’histoire

Savoir d’où l’on vient pour décider où l’on va, Lucien Bouchard, Le Devoir 08/10/20

Se peut-il que, dans la foulée de ministres humanistes comme Paul Gérin-Lajoie, Jacques-Yvan Morin, Camille Laurin et Claude Ryan, notre ministère de l’Enseignement supérieur en arrive à couper l’enseignement de l’Histoire de ses racines profondes ? C’est en tout cas ce que fait craindre le rapport d’un comité qui recommande d’arrêter au XVe siècle la remontée vers les sources de la civilisation occidentale (dans le cadre du programme de sciences humaines au niveau collégial).

On ne niera pas l’importance d’un siècle qui s’illumine de la Renaissance. Mais c’est justement un rappel péremptoire du caractère essentiellement continu de l’Histoire, puisque la Renaissance ne prend tout son sens que dans la redécouverte du patrimoine gréco-romain, après l’éclipse des mille années noires du Moyen Âge.

Les auteurs du rapport, s’ils sont historiens, n’ont pas dû décider allègrement de renvoyer aux limbes d’hypothétiques cours d’appoint la connaissance des fondements de la civilisation occidentale. Ont-ils songé à ce qui en résulterait d’affadissement à la signification profonde de cette quête tumultueuse mais obstinée de dignité humaine, de vérité, de rationalité, de sens critique, de beauté et de solidarité ?

Il est de l’essence même de l’enseignement de l’histoire qu’il permette aux étudiants de suivre son parcours d’un maillon à l’autre, à la façon d’une chaîne ininterrompue de progrès, de reculs, de triomphes, de défaites, d’injustices, de réparations, d’erreurs tragiques et, dans l’ensemble, si on a foi en l’homme, d’avancée de l’esprit. Aussi apparaît-il incompréhensible de tronquer cet itinéraire de sa partie fondatrice.

Personne n’a le droit de se résigner à un tarissement délibéré des sources qui nous ont, de tout temps, nourris et ont fait de nous ce que nous sommes. Einstein a dû monter sur les épaules de Newton qui a pris le relais d’unesuite de prédécesseurs, eux-mêmes héritiers en cascade des pionniers de la Grèce antique. Il en est de même de la philosophie, de la littérature et des arts. La pensée de Spinoza et le système de Kant ne peuvent se concevoir sans la connaissance de Platon, Aristote, Épicure, Sénèque.

L’histoire a été inventée par Hérodote ; Shakespeare s’est inspiré des Vies parallèles de Plutarque. Michel-Ange a voulu reproduire la perfection des chefs-d’œuvre des sculpteurs grecs. Il ne viendrait pas à l’esprit d’un écrivain moderne de tourner le dos à un auteur comme Virgile, non plus qu’à un peintre de faire l’impasse sur les créateurs qui ont, depuis le début de l’aventure humaine, marqué l’histoire de l’art.

Personne n’a le droit de se résigner à un tarissement délibéré des sources qui nous ont, de tout temps, nourris et ont fait de nous ce que nous sommes. Il faut une bonne dose de témérité pour décider où l’on va sans savoir d’où l’on vient. Ce que l’avenir nous réserve comporte suffisamment d’incertitude pour qu’on se prive impunément des leçons de l’histoire, surtout à un moment où les sociétés sont à la recherche de repères.

En l’occurrence, force est de s’en remettre à la décision de la ministre. Ce ne serait pas une mauvaise idée, incidemment, de la différer, le temps de prendre la pleine considération des protestations comme celle du texte collectif paru dans Le Devoir du 5 octobre. Il serait néfaste qu’à la faveur de la confiscation de l’attention publique par la pandémie, les tenants de l’abolition du cours puissent discrètement mettre tout le monde devant le fait accompli.

La ministre pourrait aussi se demander ce que MM. Gérin-Lajoie, Morin, Laurin et Ryan feraient du rapport déposé sur son bureau. Pour ne rien cacher, j’avoue surtout compter sur ses sous-ministres pour lui rappeler qu’il existe, quelque part sur la colline Parlementaire et pas très loin de l’édifice G, une soupente où croupissent dans la poussière les innombrables grimoires de ces valeureux groupes et comités d’études auxquels un sursaut de sagesse ministérielle a heureusement fermé la porte de l’histoire, avant qu’ils ne puissent y entrer.

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BLx

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L’Histoire et ses styles

Me semble que dans cet article, fort intéressant au demeurant, le professeur de Laval barbouille quand même un peu Nietzsche avec ces trois « postures ». Il identifie celles « du prophète, du laborantin et du serviteur public », tandis que l’auteur de De l’inconvénient et de l’utilité des études historiques pour la vie parle avec pas mal plus de superbe de l’Histoire monumentale, antiquaire et critique.

Pourquoi faire aujourd’hui de l’histoire?

Martin Pâquet – Université Laval, Le Devoir, 02/09/17
Depuis plusieurs années, j’ai l’immense privilège d’enseigner à de jeunes adultes de tous horizons et de toutes convictions les rudiments de la discipline historique. Discipline historique plutôt que métier d’historien : plusieurs ne pratiqueront pas ce métier par la suite, puisqu’ils bifurqueront vers l’enseignement, le journalisme, la fonction publique, les musées, les archives, l’organisation syndicale ou communautaire, les entreprises culturelles, le droit, l’armée ou d’autres emplois.
En songeant à leur avenir, ces jeunes adultes me posent régulièrement une question : « Pourquoi faire aujourd’hui de l’histoire ? » Ma réponse simplifiée est celle de Spinoza : ni rire, ni pleurer, ni haïr, mais comprendre.Comprendre, en histoire, ce n’est pas donner simplement des dates et des faits. Il importe d’abord de les mettre en relation, de se donner une perspective, de saisir le contexte. Comprendre — « prendre avec » — implique aussi la fidélité à des principes éthiques relevant de la responsabilité à l’endroit d’autrui.
Notre objet d’étude est le temps, et particulièrement le temps passé, dans ses continuités et ses ruptures avec le présent. Pour saisir cet objet évanescent, il nous faut procéder avec méthode : les historiens rassemblent des corpus documentaires avec les traces issues du passé, puis les étudient selon les ressources de l’analyse critique, pour reconstituer enfin ce qui fut avec le plus de certitude possible pour les fins de la compréhension. L’historien raconte, certes, mais son récit s’adresse à la raison de son public plutôt que de susciter son émotion.
Notre démarche repose donc sur une double exigence éthique : celle de l’idéal de la vérité factuelle, celle du respect de la dignité humaine. Les deux exigences sont indissociables. Peu importe le motif, le mensonge et la falsification en histoire portent atteinte à la dignité humaine passée, présente et à venir, puisqu’ils pervertissent l’authenticité des témoignages des devanciers et leurrent ainsi les contemporains sur la compréhension des événements. Nous pouvons nous tromper de bonne foi, par omission, surinterprétation ou ignorance, mais nous ne pouvons pas accepter de le faire délibérément.
PosturesEnsuite, trois postures en matière de compréhension orientent l’exercice de la discipline historique : celles du prophète, du laborantin et du serviteur public. Comme autant de modèles idéaux, ces postures se sont développées avec le raffinement de la discipline ; elles se manifestent sous diverses formes aujourd’hui, elles possèdent des attraits pour tout historien en relation avec ses concitoyens.La première se fait prophétique pour mieux interpréter la condition historique. L’historien comme prophète conçoit le passé comme un arsenal d’arguments, qu’il use aux fins de sa cause, quelle qu’elle soit, dont il souhaite la réalisation. Dans ses relations avec ses concitoyens, il choisit ainsi une posture de surplomb. Il assimile ces derniers à des individus dont il déplore l’ignorance, dont il est possible de modeler les attitudes et les comportements pour mieux façonner leur mémoire collective.Selon cette posture, il s’agit moins du passé qu’il faut comprendre que du futur qu’il faut réaliser et du présent qu’il faut infléchir, toujours en fonction de ses propres desseins. Dès lors, dans sa narration du passé, l’historien-prophète glisse du jugement de fait à celui de valeur, et son propos perd de sa pertinence par inadéquation avec les atteintes de ses concitoyens.

La deuxième posture est celle du laborantin. Le passé se présente à notre regard sous des formes complexes, labiles et fragmentaires, et sa compréhension demeure incomplète et insatisfaisante. Il est donc tentant de se réfugier entre les murs du laboratoire, où il est possible de limiter les variables sujettes à observation et d’opérer en vase clos sur des échantillons tirés du passé.

Cette posture est celle du retrait du fracas du monde, une posture garantissant une certaine neutralité à l’analyste, une posture n’assumant pas la pertinence sociale de ses connaissances, puisque ce n’est pas sa visée. S’il répond parfois aux attentes citoyennes, c’est grâce à la médiation d’un tiers — souvent le vulgarisateur — ou par les aléas de la conjoncture. Ce faisant, la pratique de l’histoire-laboratoire relève ultimement du hobby réservé à quelques aficionados : si elle peut éventuellement contribuer à la recherche fondamentale, elle se renferme généralement sur elle-même, énonçant des jugements de fait sur un objet mort devant un public absent.

Service public

La dernière posture est celle du service public. Faisant face à des défis complexes et fondamentaux, nos sociétés contemporaines sont sollicitées par de multiples demandes de sens de la part des citoyens. Ces demandes reposent souvent sur une quête de perspective : nous tous et toutes cherchons à saisir d’où provient telle situation et quelles seront ses conséquences ultérieures.

Les enjeux de la mémoire et du patrimoine participent de ces quêtes de perspective : comment voulons-nous être reconnus ? pourquoi voulons-nous transmettre ? Ces demandes de sens interpellent l’historien comme serviteur public, ce dernier adoptant une posture de solidarité avec ses concitoyens, une posture comprenant néanmoins des risques d’incompréhension réciproque.

La pratique de l’histoire comme service public peut être simple, l’historien se contentant de valider des connaissances factuelles. Elle peut être plus exigeante grâce à l’établissement d’une double compréhension : comprendre les attentes de ses concitoyens, faire comprendre le passé dans toute sa complexité.

Soumise à la double exigence éthique de la démarche historique, l’histoire comme service public agit alors sur plusieurs échelles : des enjeux locaux comme la cathédrale de Rimouski, l’arrondissement historique de Sillery ou le site de Sault-aux-Récollets sont aussi pertinents que ceux de l’environnement, des migrations transnationales ou des rapports interconfessionnels. Elle relève du « scholarship with commitment ». Selon le sociologue Pierre Bourdieu, « il faut, pour être un vrai savant engagé, légitimement engagé, engager un savoir. Et ce savoir ne s’acquiert que dans le travail savant, soumis aux règles de la communauté savante ».

Pourquoi faire aujourd’hui de l’histoire ? Peu importe son titre et son emploi, faire de l’histoire relève fondamentalement d’une disposition à l’endroit de soi et des autres. Cette disposition peut prendre la forme d’une posture, avec les aléas que celle-ci comporte. Dans cette période de tweets et d’opinions, de bruits et de fureurs, cette disposition reste celle de la compréhension, sans jugements moraux, mais avec une empathie constante à l’égard de la condition humaine à travers le temps. D’hier à demain, la finalité de l’histoire repose dans cette commune condition qu’il importe de comprendre.

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BLx

 

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L’histoire vue de Hollywood

Raconte-moi une Histoire

Les drames historiques hollywoodiens tiennent-ils désormais lieu de cours d’histoire?

François Lévesque, Le Devoir 16/02/13

Entre chroniques historiques et drames biographiques, Hollywood se plaît à revisiter sa grande et sa petite histoire en insistant sur la dimension « véridique » de la démarche. Mais quelle crédibilité faut-il accorder à ce regard-cinéma ? À l’approche de la remise des Oscar le 24 février prochain, on constate que la catégorie du meilleur film regorge de telles propositions. Lire la suite ici.

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Toute l’histoire en deux minutes!

«it is a tale
Told by an idiot, full of sound and fury,
Signifying nothing.»

Shakespeare, Macbeth, Acte 5, scène 5

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Le 11 novembre, journée du Souvenir

Par Olivier Vaillancourt

Le 11 novembre  n’est pas une journée ordinaire, c’est le jour du Souvenir bien sûr.  Qu’est-ce que le jour du souvenir ? Pourquoi existe-t-il un jour consacré aux souvenirs ?

traité versaillesLe 11 novembre 1923[1] fut promulgué en France, aux États-Unis ainsi que dans tout les pays appartenant au Commonwealth[2] jour du Souvenir, pour honorer les hommes tombés durant la Grande Guerre[3].  La « der des der »[4] qui a propulsé divers empires et pays dans un conflit mondial sans précédent, s’est soldée par la défaite du 2ième Reich[5].  Les pays vainqueurs connus sous le nom des Alliés, ont forcés les autorités allemandes à signer un Armistice temporaire[6], comportant plusieurs clauses favorables aux victorieux évidemment. Le traité officiel fut signé le 28 juin 1919, connue sous le nom de traité de Versailles[7]. Anecdote amusante, ce traité fut conclu au même endroit, où 48 ans plutôt, le roi de Prusse Guillaume II avait proclamé le 2ième Reich, c’est-à-dire au château de Versailles[8]. Aussi, pour la première fois, le texte fut rédigé en deux langues officielles, le français connu comme seule langue diplomatique à l’époque et l’anglais, une langue internationale en devenir.

coquelicot

Le coquelicot est le symbole destiné au jour du Souvenir, cette fleur sert à commémorer les hommes morts au combat, ainsi que les vétérans. Originellement, elle était attribuée à la mémoire des hommes tombés et aux survivants de la Première Guerre Mondiale, mais aux fil des années d’autres conflits ont éclatés et elle est maintenant portée en l’honneur de tous les soldats morts, égarés et vétérans,  quelque soit le conflit militaire.

18BrumaireAussi, si l’on revient dans le temps, du 18 au 20 brumaire  de l’an VIII[9], c’est-à-dire du 9 au 11 novembre  1799 sur le calendrier républicain, sont les dates durant lesquelles le célèbre Napoléon Bonaparte effectua son coup d’État.  Le général victorieux de la campagne d’Italie fut nommé au poste de Général en chef de l’armée d’Orient par le Directoire[10] et, pour éviter toutes tentatives de prises de pouvoir, comme l’avait fait Jules César durant la république romaine, il eut la mission d’entreprendre une expédition en Égypte[11]. Ses ordres étaient simples, prendre le contrôle et  effectuer un blocus militaire pour ainsi bloquer l’arrivée de ressources vitales provenant des Indes à destination de la Grande-Bretagne[12]. Le canal de Suez n’existait pas à l’époque, mais l’Égypte restait une position stratégique de commerce, notamment grâce à sa proximité avec l’empire Ottoman. Une mission suicide[13], qui fera de lui un héros et une menace à son retour.  Lorsqu’il revint, Napoléon, aidé de ses supporteurs, pris le contrôle de la garde de Paris et à l’aide d’un stratagème politique, pris la totalité des pouvoirs du Directoire en le transformant en Consulat[14], puis il se fit nommer Consul[15][16]. Encore une référence à Jules César et l’Empire romain.

Cet article était destiné à paraître initialement dans  la plus récente livraison du journal étudiant, mais l’heure de tombée a été manquée de peu.


[1] COLOMBO, John Robert, Jour du Souvenir, [http://www.thecanadianencyclopedia.com/index.cfm?PgNm=TCE&Params=f1ARTf0006769], le 2 novembre 2009.

 

[2] Association d’anciennes colonies ou protectorats de l’Empire britannique.

[3] 1914-1918, le 28 juin 1919 est signé le traité de Versailles.

[4] Nom donné à la Grande Guerre

[5] Régime impérial Allemand 1871-1918.

[6] MARQUIS, Hugues, L’armistice du 11 novembre 1918, [http://bacon.cndp.fr/dossiers_cndp/index.php?id=2], le 2 novembre 2009.

[7] LÉVÊQUE, Michel, Traité de Versailles, mise au point historiographique, [http://lethiboniste.blogspot.com/2009/07/traite-de-versailles.html], le 2 novembre 2009

[8] MAURY, Jean-Pierre, Proclamation du 2ième Reich, [http://mjp.univ-perp.fr/constit/de1870.htm], le 2 novembre 2009.

[9] COPPENS, Bernard, Concordance des deux ères, française et grégorienne, [http://www.1789-1815.com/cal_04_1.htm], le 2 novembre 2009.

[10] France, régime politique chargé du pouvoir exécutif séparé entre cinq directeurs du 26 octobre 1795 au 9 novembre 1799.

[11]Encyclopédie Microsoft® Encarta® en ligne 2009, « Coup d’État du 18 brumaire an VIII », [http://fr.encarta.msn.com] © 1997-2009 Microsoft Corporation. Tous droits réservés, le 2 novembre 2009.

[12] Idem, le 2 novembre 2009.

[13] COPPENS, Bernard, Retour d’Égypte (août-octobre 1801), [http://www.1789-1815.com/retourdegypte.htm], le 2 novembre 2009.

[14] Régime politique subséquent au Directoire, en fonction du 11 novembre 1799 au 18 mai 1804, précédant le premier Empire.

[15] Fonction politique.

[16] Encyclopédie Microsoft® Encarta® en ligne 2009, « Coup d’État du 18 brumaire an VIII », [http://fr.encarta.msn.com] © 1997-2009 Microsoft Corporation. Tous droits réservés, le 2 novembre 2009.

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La chute du mur de Berlin

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Ensemble, se souvenir de quelque chose, c’est-à-dire «commémorer». Mais à quel type de prescription obéit-on lorsqu’on adhère à une maxime du genre «Je me souviens», comme on le fait cet automne, partout dans le monde, en commémorant la chute du mur de Berlin? De quoi s’agit-il lorsque, devant l’histoire, on convoque la mémoire? En quoi est-il nécessaire que le souvenir de cet évènement, la chute du mur, fasse irruption dans le vif du présent? De quelle utilité nous est donc la connaissance du passé? À cette dernière interrogation Walter Benjamin répond ainsi : « Faire œuvre d’historien ne signifie pas savoir « comment les choses se sont réellement passées ». Cela signifie s’emparer d’un souvenir, tel qu’il surgit à l’instant du danger.»[1] Dans un écrit sur l’histoire Nietzsche s’exprime de semblable manière : « Certes, nous avons besoin de l’histoire, mais autrement qu’en a besoin l’oisif promeneur dans le jardin de la science. Cela signifie que nous avons besoin de l’histoire pour vivre et pour agir (…) Nous voulons servir l’histoire seulement en tant qu’elle sert la vie.»[2] Ces deux considérations sur l’histoire sont porteuses d’une exigence quant à l’utilité de la culture pour la vie, elles nous signifient que la culture doit être autre chose qu’un simple divertissement, «autre chose encore que la décoration de la vie»[3]. Selon cette manière de voir, l’utilité de la culture en général, et de l’histoire en particulier, tient à sa capacité de stimuler et fortifier la vie, aussi nous n’avons pas plus besoin de «l’art pour l’art» que nous avons besoin de «l’histoire pour l’histoire». Il ne nous faut donc pas l’histoire parce que nous avons besoin de nous instruire, il nous la faut parce que nous avons besoin d’agir. Notre rapport à l’histoire devrait par conséquent s’inscrire sous une certaine idée de la culture dont l’image ne serait pas un jardin où l’on se promène, mais une scène où l’on est pris à partie comme acteurs dans le temps. C’est là le but que peuvent avoir les connaissances historiques, celui de nous faire agir dans le temps, sur la scène du monde, le but «d’agir, écrit Nietzsche, d’une façon inactuelle, c’est-à-dire contre le temps, et par là même, sur le temps, en faveur, je l’espère, d’un temps à venir.»[4]

La chute du mur de Berlin, le 9 novembre 1989, est un événement majeur où culmine et se condense la mémoire du XXè siècle; peut-être s’agit-il même de l’événement qui l’a clôturé, onze ans avant l’heure convenue. Le  siècle dernier se serait donc achevé un peu comme il avait commencé, par une affaire allemande. La chute du mur est une fête, fête de la liberté qui triomphe du totalitarisme, fête aussi et surtout de la réunification de l’Allemagne. Mais en Allemagne la commémoration de l’unité retrouvée ne peut manquer de faire revenir dans la mémoire le souvenir d’un temps de catastrophe et de désastre : le régime hitlérien (pour mémoire,  la Nuit de cristal en 1938, c’était aussi un 9 novembre), la guerre, l’innommable, l’Holocauste. Ce dont l’Allemagne hérite avec son unité retrouvée c’est la hantise d’un temps disloqué et hors-la-loi, d’un temps out of joint comme dit Hamlet.

Mais ces vingt dernières années nous ont bien montrés que la chute du mur de Berlin a eu des répercussions qui allaient bien au-delà de la situation allemande et du cadre est-européen. Cet événement a en effet une dimension historico-mondiale qui marque un changement d’époque, car avec la chute du mur se sont estompées les dualités et les tensions qui, sur les plans idéologique, économique et militaire, définissaient l’organisation de la géo-politique mondiale depuis la fin de la Deuxième Guerre Mondiale. Au sein de ce «nouvel ordre mondial» un paradigme unique s’est substitué à la rivalité qui opposait le capitalisme et le communisme, ce paradigme c’est celui du vainqueur qui voit dans la «mort du marxisme» la confirmation décisive de son droit total sur terre. La chute du mur marque l’avènement de la mondialisation du capitalisme qui, dès lors, ne trouve plus devant lui d’instance critique capable de lui opposer une résistance assez forte pour le contraindre à convertir son développement en plus-value sociale. En effet, dans le contexte idéologique et politique de la guerre froide, la peur du communisme exerçait une pression réelle qui obligeait les démocraties parlementaires de l’Ouest à effectivement prouver leur supériorité morale, aussi leur fallait-il réglementer l’économie de marché pour en garantir la moralité et redistribuer la plus-value qu’elle génère. De là est né l’État providence qui était parvenu, sinon à dompter, mais au moins à contenir la rapacité aveugle du capitalisme sauvage, il pouvait alors prétendre incarner la réfutation de ce que Marx alléguait contre le libéralisme économique et, en poussant un peu, mais non sans une bonne dose de forfanterie, il en arrivait même à convaincre que «l’exploitation de l’homme par l’homme» était une bonne affaire pour tous. Or depuis la chute du mur et l’effondrement des totalitarismes de l’Est, les digues de la bonne figure libérale ont cédé et c’est maintenant la cataracte néo-libérale qui submerge la terre entière. Ne rencontrant plus de rival idéologique dans le communisme effaré, le capitalisme célèbre sans retenue son triomphe, il se permet tous les excès, s’emballe et n’a plus de frein. D’où la crise actuelle. Le libéralisme économique, n’ayant plus d’ennemi politique par rapport auquel se définir et se légitimer, doit maintenant produire par lui-même sa propre justification. Et comme il refuse toujours de se laisser définir et juger par ses résultats (crise financière, appauvrissement de la classe moyenne, etc.) il lui faut invoquer un certain état de nature que les «utopies» socialistes du siècle passé auraient indûment oblitéré. Ainsi ce qu’il y aurait de nouveau dans le néo-libéralisme ce serait la redécouverte du caractère naturel, et donc inéluctable, de l’économie de marché. De ce point de vue il est bien certain que toute tentative de réglementer le marché ne peut être assimilée qu’à une perversion contre-nature dont l’échec des régimes totalitaires de l’Est nous aurait fourni l’accablante preuve. À l’idéalité des utopies, le néo-libéralisme oppose l’effectivité du marché, comme on aurait naguère opposé au désir de voler la loi de la gravité. Le laisser-faire du néo-libéralisme représente donc le degré zéro du politique, ce qui ne semble pas trop nuire à la croissance économique en Chine où le capitalisme le plus débridé prospère en l’absence d’institutions démocratiques…

Commémorer la chute du mur de Berlin? «Cela signifie, comme le dit Benjamin, s’emparer d’un souvenir, tel qu’il surgit à l’instant du danger» et le danger pour nous est manifeste lorsque des murs surgissent, comme celui en Israël, comme celui entre le Mexique et les USA, manifeste le danger lorsque l’absurde logique financière plonge l’économie mondiale dans la crise, lorsque le climat se dérègle, lorsque les citoyens humilient la démocratie en ne daignant pas l’honorer de leur vote, c’est alors qu’il faut s’emparer du souvenir pour ne pas oublier que les murs tombent aussi et qu’un autre monde est possible.

Bruno Lacroix


[1] Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire, thèse VI, in Œuvres III, Gallimard, Coll. Folio Essais, Paris, 2000.

 

[2] Nietzsche, Seconde considération intempestive. De l’utilité et de l’inconvénient des études historiques pour la vie, Gf-Flammarion, Paris 1988, p. 71.

[3] Ibid., p. 179.

[4] Ibid., p. 73.

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