Ensemble, se souvenir de quelque chose, c’est-à-dire «commémorer». Mais à quel type de prescription obéit-on lorsqu’on adhère à une maxime du genre «Je me souviens», comme on le fait cet automne, partout dans le monde, en commémorant la chute du mur de Berlin? De quoi s’agit-il lorsque, devant l’histoire, on convoque la mémoire? En quoi est-il nécessaire que le souvenir de cet évènement, la chute du mur, fasse irruption dans le vif du présent? De quelle utilité nous est donc la connaissance du passé? À cette dernière interrogation Walter Benjamin répond ainsi : « Faire œuvre d’historien ne signifie pas savoir « comment les choses se sont réellement passées ». Cela signifie s’emparer d’un souvenir, tel qu’il surgit à l’instant du danger.»[1] Dans un écrit sur l’histoire Nietzsche s’exprime de semblable manière : « Certes, nous avons besoin de l’histoire, mais autrement qu’en a besoin l’oisif promeneur dans le jardin de la science. Cela signifie que nous avons besoin de l’histoire pour vivre et pour agir (…) Nous voulons servir l’histoire seulement en tant qu’elle sert la vie.»[2] Ces deux considérations sur l’histoire sont porteuses d’une exigence quant à l’utilité de la culture pour la vie, elles nous signifient que la culture doit être autre chose qu’un simple divertissement, «autre chose encore que la décoration de la vie»[3]. Selon cette manière de voir, l’utilité de la culture en général, et de l’histoire en particulier, tient à sa capacité de stimuler et fortifier la vie, aussi nous n’avons pas plus besoin de «l’art pour l’art» que nous avons besoin de «l’histoire pour l’histoire». Il ne nous faut donc pas l’histoire parce que nous avons besoin de nous instruire, il nous la faut parce que nous avons besoin d’agir. Notre rapport à l’histoire devrait par conséquent s’inscrire sous une certaine idée de la culture dont l’image ne serait pas un jardin où l’on se promène, mais une scène où l’on est pris à partie comme acteurs dans le temps. C’est là le but que peuvent avoir les connaissances historiques, celui de nous faire agir dans le temps, sur la scène du monde, le but «d’agir, écrit Nietzsche, d’une façon inactuelle, c’est-à-dire contre le temps, et par là même, sur le temps, en faveur, je l’espère, d’un temps à venir.»[4]
La chute du mur de Berlin, le 9 novembre 1989, est un événement majeur où culmine et se condense la mémoire du XXè siècle; peut-être s’agit-il même de l’événement qui l’a clôturé, onze ans avant l’heure convenue. Le siècle dernier se serait donc achevé un peu comme il avait commencé, par une affaire allemande. La chute du mur est une fête, fête de la liberté qui triomphe du totalitarisme, fête aussi et surtout de la réunification de l’Allemagne. Mais en Allemagne la commémoration de l’unité retrouvée ne peut manquer de faire revenir dans la mémoire le souvenir d’un temps de catastrophe et de désastre : le régime hitlérien (pour mémoire, la Nuit de cristal en 1938, c’était aussi un 9 novembre), la guerre, l’innommable, l’Holocauste. Ce dont l’Allemagne hérite avec son unité retrouvée c’est la hantise d’un temps disloqué et hors-la-loi, d’un temps out of joint comme dit Hamlet.
Mais ces vingt dernières années nous ont bien montrés que la chute du mur de Berlin a eu des répercussions qui allaient bien au-delà de la situation allemande et du cadre est-européen. Cet événement a en effet une dimension historico-mondiale qui marque un changement d’époque, car avec la chute du mur se sont estompées les dualités et les tensions qui, sur les plans idéologique, économique et militaire, définissaient l’organisation de la géo-politique mondiale depuis la fin de la Deuxième Guerre Mondiale. Au sein de ce «nouvel ordre mondial» un paradigme unique s’est substitué à la rivalité qui opposait le capitalisme et le communisme, ce paradigme c’est celui du vainqueur qui voit dans la «mort du marxisme» la confirmation décisive de son droit total sur terre. La chute du mur marque l’avènement de la mondialisation du capitalisme qui, dès lors, ne trouve plus devant lui d’instance critique capable de lui opposer une résistance assez forte pour le contraindre à convertir son développement en plus-value sociale. En effet, dans le contexte idéologique et politique de la guerre froide, la peur du communisme exerçait une pression réelle qui obligeait les démocraties parlementaires de l’Ouest à effectivement prouver leur supériorité morale, aussi leur fallait-il réglementer l’économie de marché pour en garantir la moralité et redistribuer la plus-value qu’elle génère. De là est né l’État providence qui était parvenu, sinon à dompter, mais au moins à contenir la rapacité aveugle du capitalisme sauvage, il pouvait alors prétendre incarner la réfutation de ce que Marx alléguait contre le libéralisme économique et, en poussant un peu, mais non sans une bonne dose de forfanterie, il en arrivait même à convaincre que «l’exploitation de l’homme par l’homme» était une bonne affaire pour tous. Or depuis la chute du mur et l’effondrement des totalitarismes de l’Est, les digues de la bonne figure libérale ont cédé et c’est maintenant la cataracte néo-libérale qui submerge la terre entière. Ne rencontrant plus de rival idéologique dans le communisme effaré, le capitalisme célèbre sans retenue son triomphe, il se permet tous les excès, s’emballe et n’a plus de frein. D’où la crise actuelle. Le libéralisme économique, n’ayant plus d’ennemi politique par rapport auquel se définir et se légitimer, doit maintenant produire par lui-même sa propre justification. Et comme il refuse toujours de se laisser définir et juger par ses résultats (crise financière, appauvrissement de la classe moyenne, etc.) il lui faut invoquer un certain état de nature que les «utopies» socialistes du siècle passé auraient indûment oblitéré. Ainsi ce qu’il y aurait de nouveau dans le néo-libéralisme ce serait la redécouverte du caractère naturel, et donc inéluctable, de l’économie de marché. De ce point de vue il est bien certain que toute tentative de réglementer le marché ne peut être assimilée qu’à une perversion contre-nature dont l’échec des régimes totalitaires de l’Est nous aurait fourni l’accablante preuve. À l’idéalité des utopies, le néo-libéralisme oppose l’effectivité du marché, comme on aurait naguère opposé au désir de voler la loi de la gravité. Le laisser-faire du néo-libéralisme représente donc le degré zéro du politique, ce qui ne semble pas trop nuire à la croissance économique en Chine où le capitalisme le plus débridé prospère en l’absence d’institutions démocratiques…
Commémorer la chute du mur de Berlin? «Cela signifie, comme le dit Benjamin, s’emparer d’un souvenir, tel qu’il surgit à l’instant du danger» et le danger pour nous est manifeste lorsque des murs surgissent, comme celui en Israël, comme celui entre le Mexique et les USA, manifeste le danger lorsque l’absurde logique financière plonge l’économie mondiale dans la crise, lorsque le climat se dérègle, lorsque les citoyens humilient la démocratie en ne daignant pas l’honorer de leur vote, c’est alors qu’il faut s’emparer du souvenir pour ne pas oublier que les murs tombent aussi et qu’un autre monde est possible.
Bruno Lacroix
[1] Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire, thèse VI, in Œuvres III, Gallimard, Coll. Folio Essais, Paris, 2000.
[2] Nietzsche, Seconde considération intempestive. De l’utilité et de l’inconvénient des études historiques pour la vie, Gf-Flammarion, Paris 1988, p. 71.
[3] Ibid., p. 179.
[4] Ibid., p. 73.
«S’emparer d’un souvenir», j’aime beaucoup cette citation, car évidemment, comme vous le mentionnez, il est bon de rapppeler qu’il a autre chose dans la vie que ce «danger» …
Il restera toujours l’espoir qu’on réussira à changer les choses, un jour.
«S’emparer d’un souvenir», cela me rappelle une très belle phrase de Goethe qui nous dit que la mémoire et encore plus la mémoire de l’histoire sont des choses précieuses. Il écrit : «Ce que tu as hérité de tes pères, conquiers-le si tu veux le posséder» (je cite cette phrase de mémoire et j’en ignore la source exacte). Commémorer pour continuer à interpréter l’histoire et à se situer soi-même dans cette histoire, il me semble que c’est essentiel.
Dans un autre ordre d’idées mais toujours dans l’horizon de la chute du mur de Berlin, je pense au fait que cet effondrement des limites entre le capitalisme et le communisme a provoqué le tsunami de la mondialisation des marchés et donné un élan prodigieux au capitalisme devenu aussi sauvage et aussi féroce que les tribus primitives anthropophages. Mais certains penseurs de droite soutiennent que cela est tout à fait sain et normal parce que, selon eux, ce serait dans la nature humaine de vouloir exploiter autrui jusqu’au bout. Ainsi un certain Alain Minc, conseiller politique et économique de droite, aujourd’hui proche de Nicolos Sarkozy, affirmait en 1994 : «Le capitalisme ne peut s’effondrer, c’est l’état naturel de la société. La démocratie n’est pas l’état naturel de la société. Le marché, oui.» (déclaration faite dans Cambio 16, un journal espagnol je crois, à Madrid le 5 décembre 1994.) Cette phrase stupéfiante est aussi citée par un penseur de gauche, Ignacio Ramonet sur «La pensée unique». Il faut toujours faire attention quand on voit quelqu’un invoquer des arguments tirés de «la nature» car la nature, dans leur tête, c’est très souvent la loi du plus fort et le paradigme darwinien du «survival of the fittest»…Avec des amis comme ça, la nature n’a pas besoin d’ennemis, les gens de droite invoquent la nature mais sont toujours prêts à la massacrer…