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Nécessité de résister aux Barbares

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Révision des programmes des Cégeps

De l’hydre chancelante à l’aveuglement d’Héphaïstos

Contre le Rapport Demers et pour la suite du monde

Par Jean-François Fortier, Nouveaux Cahiers du socialisme, 11/02/15

Com­ment un rap­port gou­ver­ne­mental sans cou­leur, sans odeur et sans sa­veur, neu­tra­lisé jusqu’à l’émasculation, peut-il sus­citer une po­si­tion po­li­tique aux ac­cents poé­tiques? Je n’en sais rien, mais c’est plus fort que moi! En route contre le Rap­port Demers…

Les Bar­bares contre la cité

We are under at­tack ! Et les Bar­bares ne sont plus aux portes de la cité, ils sont dé­sor­mais en son centre. Au pou­voir. Contre elle. Contre la cité. Dans leur stra­tégie de choc vi­sant à tout ébranler, l’objectif est par­tout le même et sans am­bi­guïté : rendre ef­fec­tives, dans le concret de la réa­lité, les pré­misses abs­traites à partir des­quelles leur po­si­tion est as­surée; une so­ciété sans passé, sans avenir, tout en­tière ici et main­te­nant en­gagée dans une guerre de tous contre tous – tra­duc­tion so­cio­lo­gique de l’idée éco­no­mique de la concur­rence in­suf­flée dans tous les pores d’une éco­nomie de marché.

Un ob­jectif, un seul moyen, aussi : dé­cons­truire les ins­ti­tu­tions. Parce que les ins­ti­tu­tions portent en elles, sé­di­men­tées, comme des traces tou­jours ré­ac­ti­vées, les luttes et les es­poirs du passé. Parce que les ins­ti­tu­tions re­cueillent en elles un projet de so­ciété, le projet de faire so­ciété, d’être une so­ciété, non un strict marché. Parce que les ins­ti­tu­tions in­carnent en elles un idéal de ci­vi­li­sa­tion, une chose à in­venter, à ériger, à… ins­ti­tuer! Les Bar­bares contem­po­rains, cra­vatés et cotés en bourse, n’opposent plus une ins­ti­tu­tion à une ins­ti­tu­tion : ils pro­posent, ils im­posent la des­truc­tion de toutes ins­ti­tu­tions, condi­tions de pos­si­bi­lité d’un « faire-société », d’un projet de so­ciété, d’un idéal de ci­vi­li­sa­tion. Ils ne pro­posent pas la fin d’un monde, ils im­posent la fin du monde.

We are under at­tack, et tant que dans nos quié­tudes feu­trées nous n’aurons pas la conscience claire de cette me­nace, les Bar­bares ga­gne­ront du ter­rain. Et de ce ter­rain miné, ils en ti­re­ront les consé­quences : leurs pré­misses abs­traites étaient justes, la preuve, nous nous entretuons…

Le Cégep, un fa­bu­leux monstre à trois têtes

On nous di­sait na­guère « ins­ti­tu­teurs » et « ins­ti­tu­trices » parce que notre tâche consis­tait pré­ci­sé­ment à ins­ti­tuer, à in­venter, à ériger quelque chose; ériger l’enfant au statut de membre de la col­lec­ti­vité selon l’idéal de ci­vi­li­sa­tion qui la guide. Le Rap­port Pa­rent, socle consti­tu­tionnel de notre sys­tème d’éducation, était em­preint de cette idée : « À l’école, chaque nou­velle gé­né­ra­tion re­cueille l’héritage de connais­sances et de vertus in­tel­lec­tuelles et mo­rales que lui lègue la ci­vi­li­sa­tion hu­maine; l’enfant s’y forme aussi en vue de la so­ciété de de­main. (…) L’éducation doit donc à la fois s’enraciner dans la tra­di­tion et se pro­jeter dans l’avenir », peut-on y lire dans le cha­pitre in­ti­tulé L’humanisme contem­po­rain et l’éducation. Et de là, l’assignation aux ins­ti­tu­tions sco­laires de la mis­sion de faire ad­venir un « type hu­main » à la me­sure des en­jeux de la so­ciété mo­derne. Mais quels enjeux?

Le Rap­port Pa­rent constate : le monde mo­derne est frag­menté en une plu­ra­lité d’univers cultu­rels. À la « culture clas­sique », hu­ma­niste en son sens an­cien, lieu de la phi­lo­so­phie, des arts et des lettres, et à la « culture de masse », po­pu­laire et lar­ge­ment do­minée par l’industrie cultu­relle, s’est ajouté au fil des deux der­niers siècles tout un uni­vers de « culture scien­ti­fique » et de « culture tech­nique ». Ce sont les do­maines de la connais­sance issue des sciences (de la na­ture et hu­maines) et de leurs ap­pli­ca­tions éven­tuelles (tech­niques et tech­no­lo­giques). Chacun de ces uni­vers ren­voie à et sti­mulent des fa­cultés hu­maines par­ti­cu­lières, nous dit en sub­stance le Rap­port Pa­rent. Ce qui nous at­tend pour l’avenir, c’est le projet de les concilier.

Pour­quoi les conci­lier? Parce que penser d’une ma­nière dis­tincte la spé­cia­li­sa­tion tech­nique et la culture gé­né­rale n’a pas de sens. Parce que, si la culture gé­né­rale est « le garde-fou qui peut pro­téger la culture mo­derne contre les excès de la spé­cia­li­sa­tion », la spé­cia­li­sa­tion elle-même « s’appuie sur la culture gé­né­rale, qu’elle en­ri­chit et ap­pro­fondit en re­tour ». Parce que « la ci­vi­li­sa­tion ne re­pose pas que sur des fon­de­ments éco­no­miques, po­li­tiques et tech­niques, elle dé­pend tout au­tant d’une unité cultu­relle et spi­ri­tuelle à la­quelle doit contri­buer l’enseignement ». Parce que, enfin, il en va de l’élargissement maximal de « l’horizon in­tel­lec­tuel » de l’être hu­main mo­derne : sans une ini­tia­tion aux di­vers do­maines de l’esprit, l’être hu­main n’habite plus que d’une ma­nière par­tielle et par­tiale le monde qui est le sien. Un monde qui lui échappe.

Vé­ri­table monstre à trois têtes, l’institution col­lé­giale est sans doute celle qui a hé­rité avec le plus de clarté de ce projet gran­diose, de cet idéal in­vrai­sem­blable. Monstre à trois têtes, en effet, car elle doit tout à la fois ga­rantir une sco­la­ri­sa­tion me­nant au monde du tra­vail et élargir l’horizon in­tel­lec­tuel en y conci­liant la culture hu­ma­niste, la culture scien­ti­fique et la culture tech­nique. Tout à la fois, per­mettre à la spé­cia­li­sa­tion d’être en­ca­drée par les ac­quis de la ci­vi­li­sa­tion et de se nourrir d’eux pour les ap­pro­fondir. Tout à la fois, s’inscrire dans une so­ciété me­nacée par des forces dés­in­té­gra­trices et ins­ti­tuer un « type hu­main » ca­pable, par ses ac­tions au­to­nomes, de pro­duire les condi­tions de l’intégration so­ciale. C’est là, nous le sa­vons d’expérience, l’effort ti­ta­nesque et quo­ti­dien que nous de­vons dé­ployer pour que les for­ma­tions spé­ci­fique, gé­né­rale et contri­bu­tive se ren­contrent à la croisée d’une mis­sion com­mune : ériger l’étudiant au statut de membre de la col­lec­ti­vité à la­quelle il appartient.

Bien sûr, cet idéal hé­rité du Rap­port Pa­rent n’a pas at­tendu la prise du pou­voir par nos Bar­bares pour com­mencer à s’éroder. A-t-on ou­blié que, dans l’acronyme CÉGEP, par exemple, le G du gé­néral ne ren­voyait pas ini­tia­le­ment aux seules dis­ci­plines de ce que nous nom­mons aujourd’hui la « for­ma­tion gé­né­rale »? Que tout ce qui n’était pas d’emblée pro­fes­sionnel, les dis­ci­plines de la culture scien­ti­fique, tant des sciences de la na­ture que des sciences hu­maines, no­tam­ment, était pensé comme des élé­ments de­venus es­sen­tiels d’une culture gé­né­rale dans une so­ciété mo­derne? Que s’il est juste que la « science sans conscience » ne soit que « ruine de l’âme », selon la for­mule ra­be­lai­sienne bien connue, l’esprit cri­tique mo­derne, dé­sor­mais in­dis­so­ciable du dé­ploie­ment des sciences, no­tam­ment hu­maines, né­ces­site un ef­fort de syn­thèse de ces « deux cultures », selon l’expression de C.P. Snow, en 1959, déjà – l’humaniste et la scien­ti­fique? À voir l’affaiblissement de la for­ma­tion com­plé­men­taire qui de­vait pré­ci­sé­ment ou­vrir à l’univers culturel scien­ti­fique, il semble que nous l’ayons oublié.

Ainsi, le Cégep s’est ré­vélé dans le cours de son his­toire être ce qu’il est vrai­ment : un monstre à trois têtes fa­bu­leux, fa­bulé, peut-être même, et pro­blé­ma­tique; une hydre chan­ce­lante, ti­raillée, os­cil­lant jusqu’à va­ciller, mais néan­moins, et jus­ti­fiée par sa mis­sion de faire ad­venir un « type hu­main » à la me­sure des en­jeux de la so­ciété mo­derne. Nous sommes les hé­ri­tiers de ce projet, les por­teurs de cet idéal. Toute at­taque contre nous est une at­taque contre ce projet, contre cet idéal.

Le Rap­port De­mers ou l’aveuglement d’Héphaïstos

Cette at­taque contre nous a un nou­veau nom. Hier, c’était Ro­billard, qui nous a af­fai­blis. Aujourd’hui, c’est De­mers, qui, entre les lignes de son rap­port en­nuyeux, sous ses mots fades de tech­no­crate, tente d’asséner le coup fatal. Face à notre monstre à trois têtes, fa­bu­leux et pro­blé­ma­tique, et dans le même geste, le Rap­port De­mers tranche les deux pre­mières têtes et crève les yeux de la troi­sième. Voilà Hé­phaïstos, le dieu ar­tisan, déjà clau­di­quant, me­nacé d’aveuglement.

Qu’est-ce qui reste? Le Rap­port De­mers est sans pu­deur : « (…) la for­ma­tion de la fu­ture main-d’œuvre est un enjeu prio­ri­taire de la so­ciété qué­bé­coise à court et à moyen terme » (p. 35). C’est le seul enjeu qui de­meure une fois qu’on a passé sous si­lence tout le reste!

Qu’est-ce qui reste? De l’impudeur à l’indécence, le Rap­port De­mers fran­chit le pas : « Le ré­seau des col­lèges constitue un le­vier in­con­tour­nable per­met­tant aux or­ga­ni­sa­tions et aux en­tre­prises du Québec de pou­voir re­cruter la main-d’œuvre dont elles au­ront be­soin, et à la po­pu­la­tion de pou­voir se doter des com­pé­tences ap­pro­priées en lien avec l’évolution du marché qué­bé­cois de l’emploi » (p. 42). C’est la seule mis­sion qui de­meure une fois qu’on a fait l’impasse sur tout le reste!

Qu’est-ce qui reste? Un marché, ses or­ga­ni­sa­tions et ses im­pé­ra­tifs en lieu et place d’institutions. Des in­di­vidus adaptés aux condi­tions de leur sou­mis­sion aux aléas du marché en lieu et place d’êtres hu­mains à même d’orienter le cours du monde. La confu­sion entre les in­té­rêts (lo­caux, ré­gio­naux, na­tio­naux, in­ter­na­tio­naux, qu’importe) d’une élite éco­no­mique et l’orientation d’ensemble d’une col­lec­ti­vité donnée.

Ce qui reste? Rien. Rien d’une so­ciété. Rien d’un projet de so­ciété. Rien d’un idéal de civilisation.

Tran­cher les deux pre­mières têtes? À preuve, pas un mot sur les dis­ci­plines de la for­ma­tion pré­uni­ver­si­taire et gé­né­rale, en elles-mêmes et pour elles-mêmes. C’est le tout à la for­ma­tion pro­fes­sion­nelle. L’idéal d’une al­liance im­pro­bable de la culture gé­né­rale et de la spé­cia­li­sa­tion est aban­donné : c’est la li­mi­ta­tion au plus strict de l’horizon in­tel­lec­tuel qui agit comme mo­teur de la pro­po­si­tion. Exit la culture clas­sique; exit la culture scien­ti­fique. Ce fai­sant, entre les lignes, c’est exit aussi la cri­tique de la « sé­lec­tion socio-économique des élèves » qui tra­ver­sait l’idéal d’une conci­lia­tion de la culture gé­né­rale et de la spé­cia­li­sa­tion dans le Rap­port Pa­rent. Car les élites contem­po­raines, aussi bar­bares soient-elles, ne se pri­ve­ront pas, elles, d’abreuver leurs en­fants à ces uni­vers cultu­rels. La phy­sique, la phi­lo­so­phie, la lit­té­ra­ture ou la so­cio­logie à Prin­ceton, Har­vard, Ox­ford, Cam­bridge, etc. Et pour les autres, in­vi­ta­tion à l’alternance travail-études.

Tran­cher la pre­mière des têtes? À preuve, l’anthropologie phi­lo­so­phique qui se dé­couvre au dé­tour du rap­port : l’être hu­main n’est pas pensé comme un être qui né­ces­site for­ma­tion. On ne se conçoit pas un être hu­main qui doit, pour être hu­main, le de­venir. On ne se re­pré­sente pas l’être hu­main comme un « type hu­main » à faire ad­venir. Avec ce que cela im­plique d’humilité et d’effort d’appropriation des formes du passé dont il faut s’emparer pour les re­nou­veler. Pour créer l’avenir. Non. Le passé est pé­remp­toi­re­ment dé­claré « dé­phasé » et l’avenir, cor­seté dans les mailles des études pré­vi­sion­nistes d’Emploi Québec. Aussi conçoit-on l’être hu­main comme un être tou­jours déjà là, tout formé, avec ses be­soins, ses dé­sirs, ses dé­lires. Là, déjà, tout formé, avec ses goûts, ses as­pi­ra­tions, ses ap­ti­tudes. Là, déjà, tout formé, en quête de com­pé­tences à ac­quérir et éven­tuel­le­ment à mon­nayer sur le marché. Là, déjà, tout formé, comme hier Dio­nysos sor­tant de la cuisse de Zeus.

Rien d’étonnant. C’est dans l’esprit du temps. Au cœur du Rap­port De­mers, l’individu doté de be­soins, de dé­sirs et de dé­lires, pos­tulat théo­rique abs­trait es­sen­tiel à la mo­dé­li­sa­tion du fonc­tion­ne­ment du marché par les « sciences éco­no­miques », est pensé comme un fait de na­ture, une donnée im­pla­cable à partir de la­quelle orienter l’offre de for­ma­tion. Une so­ciété? Non, des in­di­vidus. Ces individus-marchandises li­vrés en pâ­ture aux « or­ga­ni­sa­tions » et « en­tre­prises » – les « par­te­naires » dans le lan­gage d’un État qui ne veut plus Être –, vé­ri­tables ac­teurs de ce « mi­lieu so­cioé­co­no­mique au­quel ils se des­tinent » (p. 42)! Les ins­ti­tu­tions, dans ce contexte, doivent « re­lever le défi de l’adaptation » (p. 130), c’est-à-dire, comme il se doit, s’« ar­rimer », par « ajus­te­ment continu », au « marché du tra­vail ». D’où le clien­té­lisme dé­gou­li­nant pro­posé comme ho­rizon du sys­tème d’éducation : of­frir des for­ma­tions à la carte selon les vo­lontés des individus-clients. Et sur­tout, selon les vo­lontés de leurs maîtres in­con­testés, les sei­gneurs de la guerre – éco­no­mique, au quo­ti­dien, mi­li­taire, lorsqu’il le faut.

Ré­sultat? Non seule­ment des études non com­plé­tées qui abou­tissent à une at­tes­ta­tion ou à un cer­ti­ficat, mais aussi la mise en concur­rence des pro­grammes et des col­lèges eux-mêmes, pour at­tirer la « clien­tèle étu­diante » et, par-dessus tout, sa­tis­faire le « client final » qu’est l’entreprise ré­gio­nale. Quand le « mi­lieu so­cioé­co­no­mique » se dé­cline sous le mode du « destin »…

Rien d’étonnant, en­core une fois. C’est dans l’esprit du temps. Lorsque, avec l’OCDE, on ré­duit la connais­sance à une com­pé­tence et la com­pé­tence à une « mon­naie » don­nant accès au tra­vail (p. 38), on a tôt fait de se mettre en route vers la réa­li­sa­tion in­té­grale de l’essence de la mon­naie : sa li­qué­fac­tion. On ne compte plus dès lors les oc­cur­rences des termes « sou­plesse », « flexi­bi­lité » et « adap­ta­tion » dans le Rap­port De­mers. Règne en maître, ici, le lexique de la flui­dité. C’est que rien ne doit s’opposer aux flux du ca­pital – fut-il du « ca­pital hu­main ». Cir­culez, il n’y a rien à voir.

Tran­cher les deux pre­mières têtes? Si ce n’était que ça! Non, il faut aussi crever les yeux de la troi­sième. Au cas où il y au­rait en­core quelque chose à voir…

Le Rap­port Pa­rent était clair et nous de­vons l’être à sa suite : pas ques­tion de consi­dérer de haut la for­ma­tion tech­nique sous pré­texte de la gran­deur au­to­pro­clamée de la culture clas­sique ou scien­ti­fique. Mais pas ques­tion, non plus, d’en faire une fi­na­lité en elle-même, comme si le tech­ni­cien ces­sait d’être hu­main aux portes de l’usine, du bu­reau, du ser­vice dont il a la charge.

Le Rap­port De­mers aussi est clair et nous de­vons conti­nuer de l’être à sa suite : ce n’est pas la « for­ma­tion gé­né­rale » qui est me­nacée, c’est le Cégep lui-même. For­ma­tion en en­tre­prise, col­lège tech­nique, ex­ten­sion de la for­ma­tion pro­fes­sion­nelle se­con­daire : la dé­qua­li­fi­ca­tion se pro­file à l’horizon. Quelle sera la « va­leur ajoutée » des for­ma­tions tech­niques, pour user des bor­bo­rygmes de nos Bar­bares, si on leur ar­rache leur sup­plé­ment d’âme qui hisse l’individu-marchandise, voué aux aléas des rap­ports de force éco­no­miques, au statut d’être humain-travailleur, dédié à l’autonomie? Que restera-t-il de l’idéal d’un en­ri­chis­se­ment de la culture gé­né­rale par les ap­ports de la culture tech­nique si on laisse à ceux qui ne pensent pas, mais comptent, le soin de fixer les normes des pro­grammes? Que pourra bien forger Hé­phaïstos si, dans la nuit de son ate­lier, on le prive du feu sacré? Purgée de sa sub­stance, la co­quille vide de l’institution ne tiendra pas sous le poids des my­tho­manes de la fi­nance. Et nous se­rons tous broyés.

Pour la suite du monde

En somme, le Rap­port De­mers ne nous pro­pose rien de ce qui fait un monde. C’est ça, sous ses airs ly­riques, gran­di­lo­quents, in­sou­te­nables pour la prose tech­no­cra­tique, la fin du monde : la fin des condi­tions par les­quelles un monde peut être un monde; un passé, un avenir; une culture, un projet. Du temps, sur­tout, tant sur le plan in­di­vi­duel qu’institutionnel, pour murir. Avec sa rhé­to­rique de l’urgence, de l’adaptation im­mé­diate aux trans­for­ma­tions éco­no­miques an­ti­ci­pées et de la désyn­chro­ni­sa­tion des du­rées de for­ma­tion, du temps, c’est ce que ne nous offre pas le Rap­port De­mers. La fin du monde, sans plus ni moins, parce qu’on nous im­pose la des­truc­tion de l’une des ins­ti­tu­tions dans les­quelles s’était cris­tal­lisé le projet de faire un monde.

En 2012, rappelons-nous, nos étu­diants nous ont servi une leçon de dé­mo­cratie. Alors que le pou­voir ne se di­sait at­tentif qu’à ceux qui se taisent, tout en­tier à l’écoute de la ma­jo­rité dite si­len­cieuse, c’est-à-dire tout en­tier à l’écoute des ven­tri­po­tents ven­tri­loques qui, re­ti­rant le pain, en­combrent de mots la bouche des sans-voix, ils ont osé parler, scander, hurler la dé­fense de leur accès à l’institution. Peut-être est-il temps que nous leur mon­trions que nous avons ap­pris la leçon, cette fois, pour dé­fendre l’institution elle-même. Contre le Rap­port De­mers et pour la suite du monde.

Jean-François For­tier Pro­fes­seur de so­cio­logie, Cégep de Sherbrooke

Fé­vrier 2015

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Lettre de John Maynard Keynes à Martin Coiteux

, Doctorant en Science politique, Le Huffington Post 1/12/2014

Cher Martin,

Je me permets de t’écrire après avoir lu ta dernière affirmation dans les médias. Tu as dit que « la pensée magique ne suffit plus » et que l’austérité est la « seule » solution pour s’attaquer à la « crise » des finances publiques. Pourtant, dans nos discussions passées, il m’avait semblé que nous avions atteint un terrain d’entente à propos de « la pensée magique » que contenait l’austère économie de type laisser-faire qui s’appuyait sur un ensemble d’axiomes indémontrables. Car penser que le retrait de l’État amènerait automatiquement les investisseurs à stimuler l’économie et à « créer » de l’emploi relève non pas de la science, mais de la pensée magique, surtout dans un contexte de stagnation économique. Comme Friedrich Hayek, avec qui j’ai eu mes différends à l’époque, tu disais pourtant lors de nos conversations que l’économie est une science morale (et non une science pure) et tu condamnais tout laisser-faire dogmatique, tout en te méfiant d’une intervention excessive de l’État dans la société. Jusque-là, on pouvait se comprendre.

Mais voilà, tes actions et tes discours me disent que tu as embrassé la pensée magique que tu prêtes à tes opposants. Tu as ainsi quitté la famille libérale pour aller rejoindre Milton Friedman et sa petite bande d’extrémistes, qui sont bien incapables de comprendre quoi que ce soit à la société et à ses fonctions économiques. D’abord parce que ce sont des croyants qui ont adopté le credo du laisser-faire dogmatique, qui nous a si mal servi durant les années 1920 et contre lequel je me suis battu. Puis, n’étant formés qu’en économie, ils ne savent voir le monde qu’avec cette lorgnette. Ce qui les empêche d’émettre des propositions sérieuses sur l’économie, car ils ne connaissent ni la société ni l’État. Ils ne comprennent pas l’interpénétration et l’interdépendance de toutes les sphères humaines.

Ainsi, Friedman et ses disciples peuvent avancer que toute intervention de l’État est néfaste pour la liberté, sans comprendre qu’ils condamnent la majorité à ne pouvoir jouir de cette liberté. Pourtant, un des éléments fondamentaux du libéralisme est que les êtres humains auraient quitté l’état de guerre (l’état de nature) en décidant de former une communauté politique, puis de porter à leur tête un gouvernement qui défendra leurs intérêts. De cette façon, la paix et l’ordre accompagnent la liberté et l’égalité pour permettre que toute communauté soit éthique, viable et stable.

Si tu te rappelles bien, lorsque j’ai écrit en 1936 mon livre Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, c’était à l’époque de la grande dépression. Les gouvernements formatés au laisser-faire dogmatique regardaient passivement la situation en espérant toujours que l’économie se redresserait seule, qu’elle se rééquilibrerait seule, que l’investissement privé reprendrait de lui-même. C’est de « la pensée magique » Martin! La misère et les inégalités se répandaient, la liberté pour la majorité se limitait à celle de mourir de faim, les tensions sociales et politiques s’accroissaient, les gens se méfiaient les uns des autres. Pendant ce temps, les spéculateurs continuaient à s’enrichir en pariant sur l’échec des autres. Les communautés politiques n’étaient plus viables, stables et éthiques ; leurs gouvernements avaient failli à la tâche.

L’épreuve des faits aurait dû conduire les dirigeants à comprendre que les investisseurs privés ne déliaient pas les cordons de leur bourse dans un contexte de crise économique, et ce, peu importe sur les finances publiques sont équilibrées. Formés à l’économie classique, ils n’ont pas su lire attentivement leur Adam Smith, qui n’a mentionné dans son œuvre colossale que trois fois l’expression de la main invisible du marché et qui ne condamnait pas le rôle de l’État dans l’économie. Ils ont aussi négligé l’œuvre de John Stuart Mill qui voyait une interpénétration nécessaire de la liberté individuelle et des contraintes collectives pour qu’une communauté politique soit viable.

On a donc vu apparaître toutes sortes de mouvements politiques (bolchéviques ou fascistes) qui prônaient des solutions radicales et dangereuses pour le libéral que je suis. La population désemparée était de plus en plus interpellée par ces mouvements. Comment reprocher cela au peuple alors que leurs gouvernements libéraux ne défendaient plus les conditions minimales pour que leurs libertés fleurissent? Ma Théorie générale était un traité éthique, pragmatique et stratégique : elle prenait en compte les faits (l’absence d’investissements et la thésaurisation des riches), proposait un mode d’emploi pour sortir de la crise et relancer la demande (l’intervention massive de l’État), cherchait à redonner un peu de dignité à la majorité pour que celle-ci se détourne de ces mouvements politiques extrémistes. Il faut être pragmatique et voir qu’une communauté politique se maintient tant que les personnes qui en font partie y tirent un avantage, bénéficie d’un bien-être minimal qui leur permet de jouir de leurs libertés.

C’est ce pragmatisme que j’ai essayé de faire entrer dans la tête des gagnants de la Première Guerre mondiale lorsqu’ils imposèrent le Traité de Versailles à l’Allemagne vaincue et exsangue. J’ai tenté de leur faire comprendre qu’ils ne mettaient pas en place les conditions de la paix, mais, condamnant le peuple allemand à la misère et à l’humiliation, qu’ils préparaient la prochaine guerre.

Je croyais donc que ces bêtises avaient été laissées derrière nous, qu’elles avaient prouvé leur inefficacité et leur dangerosité, mais voilà qu’elles reviennent avec la force insoupçonnée de l’aveuglement en déchirant le nouveau contrat social qu’avait été l’État-providence. Un gouvernement qui humilie et condamne à la misère son peuple et qui change les termes du contrat sans avoir son accord se met aussi en état de guerre (sociale) avec lui. On peut s’attendre à ce qu’il se lève et exprime sa colère.

Cher Martin, je te le dis en terminant, ta foi déraisonnée envers un austère laisser-faire dogmatique et ta vision purement économique de la communauté t’exile de la famille libérale et te met en mauvaise compagnie, avec Friedman et ses Chicago boys qui craignent davantage l’inflation et l’endettement que le chômage et la misère sociale. Pourtant, ces sont ces derniers qui mènent tout droit à la guerre sociale.

Est-ce cela ton souhait?

J. M. Keynes

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Le PLQ de Couillard = régression historique?

Georges-Émile Lapalme pourfendrait Philippe Couillard

Simon-Pierre Savard-Tremblay, Le Devoir d’Hstoire, 1/06/13

«À la suite de l’échec référendaire de 1995, les fédéralistes québécois ont alors camouflé leur volonté de s’accommoder du provincialisme sous couvert de réalisme : il fallait désormais prendre acte du verdict référendaire, laisser de côté les « vieilles chicanes » et se concentrer sur les « vraies affaires » prétendument urgentes et immédiates. Plutôt que de rompre avec une telle posture, Couillard s’y installe résolument, prônant plutôt une adhésion inconditionnelle au régime canadien et aux dogmes de sa refondation chartiste de 1982, ressuscitant ainsi un courant intellectuel néotrudeauiste dont nous croyions que Stéphane Dion était le dernier et marginal représentant.»

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«Hi, bonjour»

Le PLQ et le français – Langue de la tribu

Antoine Robitaille, Le Devoir, 15/01/13

Pitoyable, il faut oser le terme (car « pathétique » serait un anglicisme…). Il faut l’oser pour qualifier nombre de commentaires sur la langue française tenus par des candidats à la direction du Parti libéral, lors de leur premier débat.

Le député de Châteauguay, Pierre Moreau, s’est particulièrement « illustré ». Il a soutenu qu’il fallait être fier des « Hi, bonjour » qu’on nous sert fréquemment dans les commerces de Montréal. Ce « Hi », s’est-il réjoui, traduirait l’aspect « international » de la métropole. Ce « Hi » s’adresse à un « touriste qui vient acheter dans ce commerce-là et participera au développement économique du Québec ». Et le « Bonjour », lui ? Il « s’adressera à tous les Québécois qui souhaitent se faire parler en français. C’est leur responsabilité de [répondre] : oui bonjour, servez-moi en français ».

Tant qu’à y être, accentuons le bilinguisme au centre-ville. Les touristes en seront rassurés. Un simple « bonjour » en omettant le « Hi » correspondrait à une fermeture. Au fait, retirons aux préposés des kiosques touristiques leur macaron « Bonjour », porté depuis des décennies. Ça ne fait pas assez « international ».

Pitoyable, donc, de voir le français de plus en plus souvent réduit, dans les discours libéraux, à la langue de la « tribu » des « Québécois d’ascendance canadienne-française » (selon l’étiquette du sociologue Gérard Bouchard).

Dans la bouche des candidats, le français ne peut jamais être un signe d’ouverture, de progrès. Toujours un « frein ». Dire qu’il y eut un chef du Parti libéral, Georges-Émile Lapalme, qui a déjà écrit (en 1959) que deux éléments permettaient aux Québécois d’avoir accès à l’« universel » : la démocratie et « le fait français ». Toute la Révolution tranquille imaginée par Lapalme passait par une véritable renaissance française. Celle-ci a eu lieu en grande partie.

Pour prendre conscience du pitoyable des échanges de dimanche, on relira le discours d’un autre chef libéral, Robert Bourassa, sur la loi 22, qui faisait de la langue française la seule langue officielle du Québec. Un « progrès », disait-il « pour la majorité francophone ». « Gouverner le Québec, déclarait-il le 15 juillet 1974, c’est s’assurer que l’État soit le gardien de la langue, c’est-à-dire de l’esprit français à tous les niveaux. »

Lapalme a séparé le PLQ du PLC en 1955. En 2013, on dirait qu’un triste rapprochement s’opère. Le site Internet du candidat Pierre Moreau et les communiqués du PLQ sont aussi ridiculement bilingues que la langue de Justin Trudeau. Dans certains discours, les candidats affirment que le français est la « langue commune » au Québec et que les anglophones sont maintenant en grande partie bilingues. Alors, pourquoi bilinguiser, de plus en plus ? Paradoxe. La réponse, Philippe Couillard l’a peut-être donnée, en entrevue au Devoir la semaine dernière : « Il faut faire attention à la tentation de la majorité francophone, qui est nous, d’imposer sa vision aux autres communautés. » Autrement dit, la tribu ne doit pas trop s’affirmer. Pitoyable.

BLx

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