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Les scribes de l’Égypte antique

Les scribes de l’Égypte antique souffraient aussi de maladies professionnelles
Pauline Gravel, Le Devoir, 28/06/24
Les scribes de l’Égypte antique jouissaient d’un statut privilégié dans la société de l’époque en raison de leurs compétences en lecture et en écriture. Néanmoins, les tâches répétitives de leur travail contribuaient à user prématurément leur corps. L’analyse des ossements de scribes ensevelis dans la nécropole d’Abousir entre 2700 et 2180 avant Jésus-Christ a permis de mettre en évidence des dégénérescences dues à l’arthrose à différents endroits précis de leur squelette, des dégénérescences que les chercheurs qualifient de « facteurs de risque liés à leur activité professionnelle ».
Petra Brukner Havelková et ses collègues du département d’anthropologie du Musée national de Prague et de l’Institut tchèque d’égyptologie de l’Université Charles ont examiné et comparé les os des squelettes de 30 scribes et de 39 hommes de statut social inférieur.
Comme la grande majorité des traits évalués ne différaient pas entre les deux groupes, les chercheurs en ont déduit que les membres du groupe témoin avaient eu un style de vie peu éprouvant physiquement, et donc semblable à celui des scribes. « Aucun n’avait effectué un travail harassant, comme celui d’ouvrier agricole. Ils étaient vraisemblablement des membres de la famille du scribe ou des gens de la maison effectuant le ménage de celle-ci », avancent-ils.
Les scribes se distinguaient toutefois par une incidence plus élevée d’« arthrose et de changements dégénératifs » à certains endroits précis du squelette, comme la mandibule, les vertèbres cervicales, l’épaule, la main, le genou, l’os du bassin et le pied, qui découlerait, selon les auteurs, de l’activité professionnelle des scribes, qui était constituée de tâches répétitives dans une posture stationnaire.
Pour interpréter leurs observations, les chercheurs se sont basés sur des textes, des décorations murales en relief dans les tombes et des statues décrivant la façon dont travaillaient ces fonctionnaires qui se consacraient à l’écriture de documents administratifs. « Ils utilisaient un fin stylo de jonc en forme de pinceau et écrivaient sur du papyrus, des tessons de poterie ou des planches de bois. »
Pour accomplir leurs tâches, ils adoptaient principalement trois postures : la position du tailleur (assis par terre, les jambes croisées), où leur jupe leur servait de table pour écrire ; une position accroupie, avec une jambe à genou et l’autre repliée avec le talon au sol ; ainsi que la position debout. « La position choisie dépendait probablement des circonstances et de l’environnement dans lesquels le scribe menait ses activités, et on imagine que chaque individu avait tendance à revenir à la position qu’il préférait. Même si ces positions et les mouvements effectués n’étaient pas exigeants physiquement, la répétition des mêmes mouvements et la tenue de ces positions pendant de longues périodes jour après jour ont pu affecter des régions spécifiques du squelette », soutiennent les auteurs de l’étude dans un article publié jeudi dans Scientific Reports.
Le cou mis à l’épreuve
L’une des régions qui sont apparues significativement plus affectées chez les scribes que chez les témoins est la colonne vertébrale, particulièrement la section cervicale, derrière le cou. « Toutes les vertèbres cervicales présentent une dégénérescence, plus particulièrement de l’arthrose au niveau des articulations apophysaires (c’est-à-dire entre les vertèbres). La vertèbre cervicale C7 (la plus basse), qui se situe là où la courbe lordotique (concave) de la colonne cervicale se termine et où commence la cyphose (courbe convexe) de la colonne thoracique, est souvent l’une des plus altérées. Chez les scribes, elle présente une énorme atteinte d’arthrose comparativement au groupe témoin, ce qui pourrait découler d’une surcharge constante sur la colonne cervicale », soulignent les chercheurs.
Dans la position de travail typique du scribe, la tête est penchée vers l’avant et la colonne vertébrale ploie aussi pour adapter la distance entre l’oeil et l’objet qui se trouve sur une surface de travail horizontale. Dans cette « position qui est caractéristique de nombreuses professions modernes, la tête se retrouve devant le centre de gravité » et le moment de charge appliqué sur le segment entre la vertèbre cervicale C7 et sa voisine, la vertèbre dorsale D1, serait 3,6 fois plus grand que dans la position neutre. « Assis, jambes croisées, dans une telle position pendant de longues périodes a pu induire un accroissement de la dégénérescence de la colonne cervicale chez les scribes », expliquent les auteurs de l’étude.
Ces derniers ont également remarqué une très grande prévalence d’arthrose au niveau de l’articulation temporo-mandibulaire, qui relie la mâchoire inférieure au crâne. Une atteinte arthrosique à cet endroit précis découle habituellement de pathologies dentaires, comme les grincements de dents ou des habitudes alimentaires particulières. Mais sa présence chez les scribes pourrait émaner de leur habitude à mâcher l’extrémité du jonc coupé en oblique utilisé comme stylo dans le but de lui donner la forme d’un pinceau. Les scribes répétaient fréquemment cette action, car « lorsque le stylo devenait effiloché ou encrassé d’encre, ils coupaient cette extrémité devenue inutilisable et mastiquaient la section suivante ».
Épaule, pouce, genou
On a aussi noté dans le groupe des scribes une présence accrue d’arthrose dans l’épaule droite, plus précisément au niveau de la tête de l’humérus (os situé entre l’épaule et le coude) et de la clavicule. Ce qui indiquerait que l’épaule devait subir une surcharge lorsque les scribes étaient en position assise statique et que leurs bras étaient surélevés sans appui, comme lorsque l’on tape à la machine.
Le premier métacarpe du pouce de la main droite était également significativement altéré par l’arthrose, vraisemblablement en raison de la prise du stylo et des mouvements précis du pouce, dont la fréquence et la durée élevées ont pu générer des stress mécaniques à long terme.
La présence d’arthrose au niveau de l’extrémité inférieure du fémur droit, où ce dernier s’articule avec la rotule du genou — qui a probablement été induite par la répétition de flexions profondes du genou —, ainsi qu’au niveau du col du talus du pied droit (os du tarse qui s’articule avec le tibia) et une atteinte au niveau de la tubérosité ischiatique gauche (renflement situé en arrière et en bas de l’os du bassin, qui est un point d’appui en position assise) laissent penser que les scribes préféraient la position accroupie où le talon droit prend appui sur le sol et la jambe gauche est en position agenouillée ou en position assise jambe croisée, indiquent Mme Havelková et ses collègues.
Selon ces derniers, l’ensemble des régions qui étaient plus fortement affectées chez les scribes représente potentiellement des facteurs de risque liés à leur activité professionnelle. Le fait que les atteintes dans la région des membres inférieurs (fémur, col du talus et os du bassin) ne sont pas très différentes de celles du groupe témoin laisse toutefois croire que les positions adoptées par les scribes étaient communes parmi la population de l’Ancien Empire égyptien, précisent-ils.
Les chercheurs font également valoir que « l’identification des régions affectées et particulièrement leur combinaison pourraient être utiles pour distinguer les individus qui exerçaient la profession de scribe parmi les squelettes trouvés dont le titre n’aurait pas été préservé ».
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« Il existe une forêt d’anciennes langues et certaines nous résistent encore… »
L’a b c des
linéaires A, B et C L’énigme des écritures multimillénaires
Stéphane Baillargeon, Le Devoir, 15/07/23

Quelle est la plus grande invention de l’histoire ? En 2000, le lectorat du magazine Times avait choisi l’ampoule électrique comme plus formidable création du millénaire achevé. Pas fou.
La professeure Anne-France Morand, du Département des sciences historiques de l’Université Laval, a posé la question cette année à sa classe de grec moderne. Elle a entendu ses étudiants citer la roue, le pont et d’autres merveilles encore.
« Moi, j’ai dit que la chose la plus importante, c’était le déchiffrement du linéaire B. Tout le monde s’est moqué de moi », confie l’helléniste en rigolant elle-même de sa boutade.
Le linéaire B est un système d’écriture syllabique utilisé durant l’âge du bronze tardif en Grèce antique, entre 1450 et 1100 avant notre ère. Les premières traces de ce syllabaire écrit sur des poteries et des tablettes d’argile ont été découvertes en Crète sur le site d’un ancien complexe palatial fouillé à partir de 1900 par l’archéologue britannique Arthur Evans (1851-1941).
Il a fallu un demi-siècle pour percer ce code. En s’appuyant sur les listes analytiques de la philologue Alice Kober (1906-1950) montrant que la lettre finale de certains mots changeait, le linguiste Michael Ventris (1922-1956), obsédé par le linéaire B depuis l’adolescence, a pu conclure que cette écriture servait une langue indo-européenneà déclinaisons, en fait un grec archaïque parlé par les Mycéniens.
Ce système syllabaire n’a cependant aucun lien avec l’alphabet grec qui l’a remplacé. Il repose sur 87 signes traduisant des syllabes et d’autres imageant des idées ou des nombres décimaux. Les tablettes déchiffrées traitent essentiellement de questions administratives, économiques et religieuses. Les textes donnent une idée de la vie quotidienne de cette très lointaine époque. Ils permettent aussi de suivre les racines de la civilisation si importante pour la suite des choses en Occident.
« Pendant mes études, j’ai eu la chance de faire du linéaire B, raconte la professeure Morand. Son déchiffrage est une affaire assez incroyable puisqu’il n’y avait pas de texte bilingue, pas de pierre de Rosette. Cette langue est assez déchiffrée maintenant. On comprend par exemple que “Cnossos” s’écrit conosso. On a le mot pour dire “labyrinthe” : labyrinthos. On sait aussi que les mots en “issos” ou en “ithos” sont très grecs, et on retrouve donc l’équivalent de dinosaures de cette langue dans le linéaire B. Mais pour plusieurs autres mots, on a plusieurs interprétations. Ça reste un problème. »
Le linéaire A, découvert à Cnossos en même temps que le B, au début du XXe siècle, par sir Arthur Evans, propose un autre système d’écriture, remontant cette fois à l’âge du bronze, entre 1900 et 1450 avant notre ère. Ce code précède donc le linéaire B et n’est pas strictement syllabique. Le linéaire A comprend des signes représentant des syllabes, mais aussi des idéogrammes et des logogrammes. Ce système résiste toujours au déchiffrement.
« Pas mal de linguistes s’y intéressent, dit la professeure. Le manque d’inscriptions — quelques milliers de signes seulement et souvent des textes courts — pose un défi. Si on trouvait des textes plus longs, on pourrait peut-être percer ce code. L’autre défi, c’est qu’on semble face à une langue que nous ne comprenons pas, peut-être non indo-européenne. »
Cet indice rappelle la complexité du peuplement de la région. « Les Grecs se croyaient autochtones, mais ils ne l’étaient pas », résume la spécialiste.
Une passion de jeunesse
La professeure Anne-France Morand a été jointe par Le Devoir en Europe, où elle fouille les bibliothèques à la recherche de manuscrits sur les hymnes orphiques, des textes liés au mythe d’Orphée et à un courant religieux initiatique, sujet sur lequel elle travaille patiemment depuis sa thèse de doctorat. Elle était à Paris il y a quelques semaines pour travailler sur un manuscrit du XVe siècle.
« Il n’y a pas beaucoup de temps à l’heure actuelle pour la slow science, dit-elle. Je fais un travail assez minutieux qui m’oblige à collationner une cinquantaine de manuscrits. Ce travail n’a pas été fait pour les hymnes orphiques depuis 1941. »
La professeure Morand enseigne le grec ancien à l’Institut d’études anciennes et médiévales de l’Université Laval. Dans son domaine hyperspécialisé, il faut maîtriser l’épigraphie (la lecture des pierres), la papyrologie (pour les papyrus) et la paléographie (la lecture des manuscrits médiévaux sur parchemin ou sur papier). Elle-même a été hautement formée à ces spécialités à Oxford auprès de la sommité Nigel Wilson, qu’elle désigne comme « le meilleur paléographe vivant ».
Elle a commencé l’étude du latin dès l’âge de 12 ans, puis celle du grec à 15 ans dans une école secondaire publique suisse, le collège Calvin de Genève, qui poursuit cette tradition encore aujourd’hui dans le cadre de la maturité gymnasiale, l’équivalent du bac français.
« Je me destinais au droit, explique-t-elle. J’ai terminé mes études juridiques, j’ai enseigné le droit et, à un moment, j’ai dû admettre que ma grande passion, c’était le grec. J’ai une connexion presque mystique avec cette langue. Très jeune, vers 14 ans, j’ai aussi eu un emballement pour l’étrusque, une autre langue toujours incomprise. »
Ces dernières années, elle s’est penchée sur le syllabaire chypriote, une écriture à 56 signes datant de l’âge du fer (du XIe au IVe siècle avant notre ère), qui dérive probablement des linéaires A et B. C’est du grec qui a été déchiffré au XIXe siècle. La professeure québécoise a étudié récemment une tablette du Ve siècle pour les médecins. « C’est difficile à cause des signes et du dialecte chypriote. J’y arrive, mais c’est compliqué. »
La littérature grecque ancienne produite pendant plus d’un millénaire est essentiellement numérisée et disponible en ligne. Encore faut-il pouvoir la lire. Les systèmes de traduction numérique commencent à y arriver. Les ordinateurs permettent de filtrer une quantité énorme de données.
Le linéaire A n’est pas la seule langue ancienne à résister aux décrypteurs contemporains, aidés ou pas par l’intelligence artificielle, souvent parce que la langue parlée devant fournir la clé de lecture a disparu. Le syllabaire cypro-minoen (ou linéaire C), datant aussi de l’âge du bronze, existe sur environ 250 tablettes, donnant quelque 2500 signes, trop peu pour le déchiffrement.
La professeure Morand rappelle le cas du fameux manuscrit de Voynich, qui repousse toujours l’entrée des cryptographes. « Il existe une forêt d’anciennes langues et certaines nous résistent encore… »
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BLx
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