Grande et petite histoire

Grande et petite histoire chez Thomas Chapais

Karim Chahine, Le Devoir, 1/10/24

Le 24 novembre 1916, Thomas Chapais inaugure une série de cours publics donnés à l’Université Laval sur l’histoire du Canada devant une salle comble, où se trouvent des personnages d’envergure. Chapais commence son cours avec le dénouement de la guerre de la Conquête, à partir de ce qu’il nomme « la dernière heure de la Nouvelle-France », et il le conclut avec l’avènement de la confédération en 1867. Cette dernière date représente, selon lui, l’apogée de l’autonomie politique et de la bonne entente entre les deux peuples fondateurs.

En publiant son Cours d’histoire du Canada sous forme de livre, Chapais se tourne résolument vers ce qu’il nomme la grande histoire. Bien conscient des questions formelles liées à l’écriture de l’histoire dans une synthèse, il spécifie que le cours, contrairement à̀ un ouvrage exclusivement produit pour la lecture, « doit viser davantage au tableau d’ensemble et à l’accentuation plus vive des faits, des moments caractéristiques ».

De façon analogue, la notion de « vue d’ensemble » revient dans les quatre avant-propos qui ponctuent le Cours d’histoire du Canada, tout comme celle de « grandes lignes » qu’on retrouve à plusieurs endroits dans l’ouvrage. Ces « grandes lignes » marquent un changement dans la focale de l’historien.

C’est au moyen de ces notions que Chapais analyse le travail de Bossuet et son fameux Discours sur l’histoire universelle qu’il range parmi les synthèses : « Bossuet est arrivé au terme de la course qu’il s’est assignée à travers les siècles et les évolutions de l’humanité. Et se recueillant un moment, [il jette] son regard d’aigle sur ce vaste champ de fluctuations et de transformations des États et des peuples… »

Narration

Thomas Chapais associe « la voix narrative à un oeil, à une position physique », ici au regard d’un aigle, analogie qui n’est pas sans rappeler le surnom d’« Aigle de Meaux » de Bossuet. Cette position en hauteur se rapporte à la conception que se fait Chapais de la grande histoire et de son cadre synthétique.

La notion de « grandes lignes » et l’idée d’un fil conducteur à refaire nécessitent une perspective nécessairement plus reculée et une focale moins serrée. Cela est encore plus vrai lorsqu’il est question d’un ouvrage de huit tomes couvrant plus de deux siècles d’histoire.

C’est l’imagination qui met en oeuvre, qui rassemble et dispose, qui colore et anime, qui insuffle une vie nouvelle aux personnages couchés dans le tombeau.

Ce point de vue synthétique se distingue de celui adopté pour la monographie, qui aborde généralement un élément précis ou, du moins, un espace temporel ou géographique plus restreint. Pour traiter de l’évolution politique des Canadiens français depuis la Conquête à travers une longue série de leçons, Chapais spécifie que, « de manière à ne pas trop fatiguer l’attention d’un auditoire bienveillant, il convenait de procéder surtout par vues d’ensemble en même temps que par étapes nettement indiquées ».

Le découpage des différentes parties de la synthèse en vient donc à acquérir une importance didactique qui permet notamment de conserver l’attention de l’auditoire et du lecteur. L’approche qui mise sur ces tableaux peut être qualifiée de « poétique », notamment lorsque l’on s’attarde aux adjectifs qui les accompagnent : « triste tableau », « tableau d’un sombre coloris », « tableau d’une émouvante et terrifiante beauté », « sombre tableau ».

Photo: BAnQ (1946)Historien et journaliste, Thomas Chapais a également mené une longue carrière en tant qu’homme politique.

Émotion

Les mots utilisés renvoient à une volonté de créer une émotion à travers une impression rendue possible par la double vocation que Chapais prête l’histoire, à la fois science et art. Il va même jusqu’à affirmer que l’imagination est une qualité nécessaire de l’« historien véritable », car la science et l’érudition ne permettent qu’un travail de recension des faits et des dates.

« C’est l’imagination, écrit Chapais, qui met en oeuvre, qui rassemble et dispose, qui colore et anime, qui insuffle une vie nouvelle aux personnages couchés dans le tombeau, et qui redonne au passé la figure et l’accent qu’il avait eus un jour avant d’être obscurci par les ombres du temps. »

Malgré tout, à travers cette détermination à créer quelque chose de beau sans sombrer dans le fabuleux, une tension est perceptible entre la volonté d’accentuer les faits et celle de rendre aux choses leur juste proportion. L’accentuation peut-elle demeurer méthodologiquement contrôlée grâce à la saine critique historique ? C’est du moins la prétention de Chapais qui s’attribue « le mérite d’un effort constant et énergétique pour atteindre l’exactitude et respecter la justice » dans le but d’éviter à la fois l’exagération et l’atténuation.

En faisant tendre la finalité de l’accentuation vers le respect d’une certaine idée de la justice, Chapais prolonge cette proximité précédemment évoquée entre la posture du juge et celle de l’historien. Cette posture impartiale, mais non pas impassible, donne donc, comme nous le disions, une certaine latitude à l’historien, maître de sa plume.

Revue d’histoire de l’Amérique française

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