Taylor et Tremblay, même combat!
En 2008, le pape Benoît XVI était venu prononcer un important discours au Collège des Bernardins à Paris. Il avait brillamment fait l’exégèse de la « laïcité positive ». Un concept que le président Sarkozy avait aussitôt repris pour le qualifier de « laïcité ouverte ». Les tenants de celle-ci ne le savent probablement pas, mais ils reprennent presque mot pour mot le discours du Vatican.
Avec tout le respect que mérite cette opinion, il importe de savoir que les arguments de ceux qui la critiquent ne se résument pas à plus ou moins de tolérance ou de rigidité, comme le prétend Jean Dorion dans le livre bâclé qu’il vient de publier sur le sujet (Inclure, quelle laïcité pour le Québec ?).
Cela est évident dès qu’on aborde la question de l’école. Parlant de laïcité, l’école est loin d’être un lieu ordinaire. On pourrait même dire qu’elle en est le coeur. En France, l’école laïque apparaît 23 ans avant la séparation définitive de l’Église et de l’État (1905). Elle est aussi fondatrice de la laïcité américaine.
Pourquoi elle ? Parce que, dans l’esprit des Lumières qui a inspiré les sociétés démocratiques, on ne naît pas citoyen, on le devient. Or l’école est justement le mécanisme essentiel qu’ont imaginé les nations modernes pour fabriquer des citoyens libres.
Si l’école est le lieu où l’on apprend à penser par soi-même, comment imaginer qu’un professeur ose s’y présenter voilé, portant une kippa, un béret blanc, un carré rouge ou affichant quelque idéologie que ce soit ? Dans l’antre du savoir, il ne saurait y avoir d’a priori, pas même celui de la raison lorsque celle-ci s’érige en dieu. Or, qu’est-ce qu’une kippa, un turban et un voile sinon une adhésion a priori à une vérité révélée et, en ce qui concerne ce dernier, l’affirmation radicale d’une distinction ontologique entre les sexes ?
Dans la lettre qu’ils avaient adressée à Lionel Jospin en 2004 lors du débat sur le voile à l’école, des intellectuels français affirmaient ce qui suit : « Le droit à la différence qui vous est si cher n’est une liberté que si elle est assortie du droit d’être différent de sa différence. Dans le cas contraire, c’est un piège, voire un esclavage. » À moins évidemment de considérer l’école comme un simple supermarché des idéologies.
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Un supermarché des religions, n’est-ce pas ce à quoi ressemble parfois l’oncle Sam, à qui il arrive trop souvent de renier l’esprit de ses pères ? Pourtant, ce pays fut avec la France un précurseur en matière de laïcité. Contrairement à celles du Canada, ni sa constitution ni sa déclaration des droits ne font référence à Dieu. Pour Jefferson, il fallait ériger un « mur de séparation » entre l’État et les Églises. Ce mur existe toujours, mais il se lézarde parfois. Comment en effet expliquer que les dirigeants d’un État laïque fassent si souvent appel à Dieu ?
Sous l’influence de lobbies religieux, mais aussi d’une bonne conscience libérale, l’État américain semble avoir épousé avec les années une forme de déisme, cette vague croyance dans un dieu qui ne serait ni chrétien, ni juif, ni musulman. C’est pourquoi, dans les années 50 (à la même époque où Duplessis accroche le crucifix au parlement, le Congrès a réintroduit Dieu dans le serment au drapeau (« One nation under God ») et la devise officielle du pays (« In God we trust »). Ce dieu générique est le même que prient le maire Tremblay à Saguenay et les députés des Communes à chaque début de session.
Cette « laïcité à l’américaine », tant vantée par Jean Dorion dans son livre, rassemble donc tout le monde… sauf évidemment les non-croyants ! Une enquête réalisée en 2006 par l’Université du Minnesota révélait d’ailleurs que ni les musulmans, ni les immigrants, ni les homosexuels n’inquiétaient autant les Américains que les athées et les agnostiques. On comprend dès lors pourquoi cette laïcité, d’ailleurs teintée de puritanisme, fait tant l’affaire des intégristes. Et pourquoi Barack Obama est allé reprocher à la France d’avoir interdit le voile islamique à l’école.
Malgré des positions contradictoires parmi les juges de la Cour suprême, les États-Unis en sont venus avec les années à faire de la liberté religieuse « the first freedom », à savoir « une liberté supérieure à toutes les autres », explique la spécialiste française Blandine Chenili-Pont, de l’Institut européen en science des religions. En 2006, sous prétexte d’accommodement, les juges sont allés jusqu’à accepter l’utilisation de drogues illégales (y compris par les enfants) lors d’une liturgie organisée par une secte d’origine brésilienne. Cette vision rejoint celle d’un intellectuel comme Charles Taylor, qui avait accueilli favorablement le rapport Boyd proposant la création en Ontario de tribunaux de conciliation familiale fondés sur la charia.
Au fond, la distance n’est pas si grande entre Charles Taylor et Jean Tremblay. Pour eux, pas question que l’État s’élève au-dessus des religions et des « communautés », créant ainsi un lien entre des citoyens libres de leurs appartenances. La véritable liberté religieuse est pourtant à ce prix. Nombre de croyants l’ont d’ailleurs compris.
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BLx