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Les Humanités numériques

Humanités 2.0 – Le zéro et l’infini

McGill numérise la science et la philosophie islamiques

Stéphane Baillargeon, Le Devoir 6 juillet 2013

manuscrit imageNos caractères sont latins et nos chiffres, arabes. Ces chiffres ont progressivement remplacé les signes romains en Occident, puis dans le monde entier. Une tradition explique que le savant de Pise Leonardo Fibonacci (1175-1250) étudia les mathématiques à Icosium (aujourd’hui Alger) avant de publier un traité de calculs qui aida à populariser la série numérique, y compris le zéro, mot dérivé de l’italien zéfiro, venu de l’arabe sifr, qui veut dire vide.

Notre vie est remplie de ce sifr. Le « zéro » et le « un » de la révolution par la numérisation continuent de changer le monde et nos connaissances. La dématérialisation des textes classiques ou modernes fait partie des travaux fondamentaux de ce nouvel univers. À la base, l’appellation contrôlée des « digital humanities » fait référence aux bonnes vieilles « humanités » des cours classiques.

À Montréal, McGill mène son propre chantier, baptisé Rational Sciences in Islam (RSI). « Le projet RSI, que je dirige avec mon collègue Jamil Ragep, historien des sciences, est un projet typique des humanités numériques », explique Robert Wisnovsky, professeur de l’Institute of Islamic Studies de l’université, lui-même historien de la philosophie et de la théologique islamiques.

« Ce projet vise la constitution de bases de données sur les mathématiques, la philosophie et la philosophie théologique à partir de manuscrits conservés dans plusieurs pays, poursuit-il. Nous avons déjà numérisé des centaines de milliers de pages des plus importants manuscrits produits pendant un millénaire. À ma connaissance, il s’agit de la plus riche collection mondiale du genre, constituée à partir de multiples collections. »

Science et conscience

La première phase du chantier lancé il y a cinq ans vient de se terminer, le 30 juin précisément. La recherche comporte trois volets qui combinent environ 3500 manuscrits au total :

L’Islamic Scientific Manuscripts Initiative (ISMI) dématérialise les travaux de quelque 1700 auteurs s’étant intéressés aux sciences exactes dans la période prémoderne.

Le voletScientific Traditions in Islamic Societies (STIS) constitue une « banque de données raffinée » pour documenter la tradition cosmologique dans le monde arabe.

Le troisième programme, The Post-Classical Islamic Philosophy Database Initiative (PIPDI), développe l’infrastructure numérique nécessaire pour poursuivre l’étude systématique d’un vaste corpus de textes savants produits depuis la fin du XIIe siècle. Ces textes dits postclassiques traitent de philosophie du langage, d’épistémologie, d’éthique et de métaphysique, de théologie ou de cosmologie.

L’histoire de la philosophie s’intéresse surtout aux siècles précédents, allant en gros de 800 à 1200. Cette période orientale dite classique a fortement influencé le Moyen Âge tardif en Occident, comme le montrent Fibonacci et le zéro. Le renouveau de l’aristotélisme date aussi de ce temps. Abu’l-Walid Muhammad ibn Rouchd de Cordoue (1126-1198), connu sous son nom latinisé d’Averroès, célèbre pour ses commentaires d’Aristote, a eu un ascendant majeur sur les penseurs du monde chrétien médiéval.

Le projet en cours veut contredire l’opinion courante voulant que tout le reste, depuis cette période d’effervescence intellectuelle fructueuse, ne soit qu’obscurantisme et déclin sous le contrôle de théologiens dogmatiques. Au mieux, l’Occident s’accorde le mérite d’avoir repris le flambeau de la raison allumé dans les oasis du Proche-Orient.

« C’est vrai que l’Ouest a été influencé par la pensée islamique, mais cela ne veut pas dire que les penseurs arabes ont cessé d’exister après 1150 ou 1200, dit Robert Wisnovsky. Nous voulons donc utiliser les nouveaux outils pour mettre en évidence la masse de preuves qui existent afin de démonter les vieux et tenaces préjugés autour de l’absence de pensée rationnelle dans cette partie du monde. »

Langues mortes, textes vivants

Les nouveaux outils numériques ne facilitent pas la tâche : ils la rendent possible, tout simplement. À peine « quelques douzaines » de savants s’intéressent à ces questions en Occident, note le professeur Wisnovsky – lui-même spécialiste d’Avicenne (980-1037) -, alors que le corpus lie des milliers d’oeuvres enfouies dans des collections éparpillées d’un bout à l’autre du monde.

La numérisation de McGill s’est étendue de 2008 à 2012. « Le seul accès aux sources pose un défi, résume l’exégète. La banque de données facilite l’accès aux textes, mais aussi la compréhension de leur cheminement physique et intellectuel. Un manuscrit de Samarcande est copié à Ispahan puis se retrouve en Allemagne. La constitution de la bibliothèque virtuelle permet de retracer cette longue et complexe vie du texte. »

Elle permet aussi de découvrir des textes perdus, tout simplement. À Téhéran, M. Wisnovsky s’est intéressé à un codex d’anthologie contenant 55 essais de Yahya ibn Adi (893-974), philosophe chrétien de Bagdad, élève d’Al-Farabi, « second instituteur de l’intelligence », après Aristote, selon Averroès. Or la moitié du corpus, 24 textes au total, n’était connue que par des références ultérieures et tenue pour perdue ! « C’est un vrai accident, dit le spécialiste à l’origine de la découverte. Je m’intéresse plus à la réception d’Avicenne qu’à ses sources. »

Robert Wisnovsky enseigne la philosophie et la théologie islamiques avec un oeil constant sur la tradition de la traduction du grec à l’arabe. C’est d’ailleurs par cette langue morte que cet Américain d’origine est arrivé à la vivante. Il raconte qu’il a étudié le grec et le latin dans une école secondaire privée, à Princeton au New Jersey. « J’ai commencé des études classiques à l’université et j’y ai découvert l’arabe, qu’on enseignait alors comme une langue classique. J’en suis tombé amoureux. »

Des paradoxes

La PIPDI a d’abord identifié 3000 recueils notables disséminés d’Istanbul à Berlin. Un comité a ensuite pointé vers une tranche initiale de 400 textes encore plus fondamentaux, soit 65 ouvrages canoniques, 135 commentaires parmi les plus influents et 200 autres écrits jugés fondamentaux. La plus grande part (85 %) des manuscrits n’a jamais été éditée.

Pour l’instant, des copyrights réservent l’accès à la banque dématérialisée et potentiellement universelle aux seuls chercheurs de McGill, quelques happy few. Robert Wisnovsky a lui-même supervisé 16 Ph. D., dont le tiers appuyé sur les banques de données et cinq autres en cours. Son collègue Jamil Ragep a ses propres étudiants de haut niveau.

« C’est l’entente ; elle est loin d’être parfaite, mais nous espérons que la tendance ira vers l’accès libre, dit le professeur. Notre accord avec la Stadtbibliothek de Berlin va dans ce sens. Certains éléments, peut-être le cinquième ou le quart de la banque, seront donc accessibles à tous très bientôt. »

Autre paradoxe : les riches États pétroliers du Golfe n’ont fourni aucuns fonds pour ce chantier intellectuel. Le projet RSI est surtout subventionné (à hauteur de 1,5 million) par la Fondation canadienne pour l’innovation.

Lire à la machine

Cet organisme fédéral soutien les projets d’infrastructure des connaissances : équipement de pointe, laboratoires, collections scientifiques, etc. Une des retombées majeures du RSI concerne le traitement informatisé des documents manuscrits en langue arabe. Les différents styles calligraphiques de cette civilisation pose d’énormes difficultés de reconnaissance optique des textes, base de tout le travail de constitution de fichiers exploitables. Sans elle, l’image numérisée ne vaut guère plus qu’un microfilm. Avec elle, le document s’anime et s’interconnecte mot par mot, concept par concept. La translittération et la traduction électronique en dépendent.

Les équipes d’ingénieurs du professeur Mohamed Cheriet, de l’École de technologie supérieure (ETS) de Montréal, planchent sur ce défi. « C’est extrêmement complexe, explique le philosophe. L’arabe est une des langues les plus difficiles à faire lire par une machine. Nous avons donc les belles images, mais il faut pouvoir les explorer pour en tirer un plus grand avantage intellectuel. »

La science islamique nourrit ainsi la science actuelle, et vice versa. Pour l’instant, le prototype du laboratoire de l’ETS, l’Optical Shape Recognition, réalise les deux tiers des étapes principales du travail de lecture automatisée. Une fois complètement résolu, le traitement informatisé aura des répercussions énormes sur le secteur des études islamiques.

Il existe environ trois millions de manuscrits en langue arabe, qui peuvent représenter, quoi, un demi-million d’oeuvres copiées six fois chacune. Seule une petite portion est éditée. « Nos affirmations sur l’histoire de cette civilisation, ses sciences et sa philosophie, mais aussi son art ou sa poésie, son droit ou son architecture, repose sur une fraction statistiquement insignifiante », répète le spécialiste.

Les retombées potentielles dépassent largement le champ savant, on le comprend, surtout dans le contexte sociopolitique actuel en surtension. « Construire une image plus fidèle de l’histoire de cette partie du monde vaut en elle-même, mais ne peut aussi qu’accroître les chances de compréhension mutuelle des civilisations, conclut Robert Wisnovsky, lui-même un pont entre les civilisations. J’ai par exemple été contacté par un institut de Dubaï qui souhaite encourager des interprétations plus raffinées philosophiquement, et en tout cas moins dogmatiques que celles très populaires maintenant. Les concepts et la terminologie contenus dans les textes numérisés peuvent aider dans cette voie. L’idée n’est pas de devenir esclave de ce passé, mais de s’approprier les termes, les exemples ou les idées qui peuvent nourrir la réflexion encore aujourd’hui. »

BLx

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Financement des universités anglophones

Le tabou

Les chiffres ne disent pas nécessairement tout, mais ils sont souvent éclairants. Si la proportion des étudiants qui fréquentent les universités francophones et anglophones était la même qu’au niveau primaire et secondaire, il y aurait 37 000 étudiants de plus que maintenant dans les universités francophones, qui bénéficieraient d’un financement supplémentaire d’un milliard.

À une semaine du Sommet sur l’enseignement supérieur, le chef d’Option nationale, Jean-Martin Aussant, et son ancien collègue péquiste Pierre Curzi ont jugé utile de rappeler une réalité qui constitue un véritable tabou : les universités anglophones, McGill en particulier, reçoivent la part du lion, alors qu’elles forment à nos frais des étudiants dont une grande partie s’empresseront de quitter le Québec sitôt leur diplôme en poche.

Le refrain n’est pas nouveau. Quand le projet de mégahôpital du CHUM a été lancé, plusieurs ont vainement contesté la nécessité d’en construire un autre pour la communauté anglophone, dont l’importance démographique ne semblait pas justifier un tel investissement dans une ville de la taille de Montréal. À McGill, la moitié des étudiants proviennent de l’extérieur du Québec.

Bien entendu, personne n’osera poser le problème dans ces termes au Sommet. Surtout pas le ministre Pierre Duchesne, qui serait accusé de laisser libre cours à une anglophobie dont le PQ est toujours soupçonné, comme l’illustrent bien les résultats du sondage EKOS Research publiés lundi.

Déjà, 84 % des Anglo-Québécois estiment que le gouvernement Marois n’attend qu’une majorité à l’Assemblée nationale pour restreindre encore davantage leurs droits linguistiques, au point que 42 % d’entre eux disent avoir envisagé de quitter le Québec après l’élection du 4 septembre dernier. Le moins que l’on puisse dire, c’est que Jean-François Lisée n’est pas au bout de ses peines.

***

Tout le monde convient que les universités anglophones sont d’une grande qualité et doivent le demeurer, mais est-il équitable qu’elles accaparent 25 % des effectifs et près de 30 % de tout le financement universitaire, alors que la communauté anglophone représente seulement 8,3 % de la population ?

Leur succès s’apparente à celui de la saucisse Hygrade. Elles sont mieux financées parce qu’elles attirent plus d’étudiants et elles attirent plus d’étudiants parce qu’elles sont mieux financées, ce qui permet d’embaucher plus de professeurs, dans des disciplines mieux subventionnées, qui reçoivent aussi plus de budgets de recherche…

En 2008-2009, les universités anglophones ont obtenu 36 % des budgets de recherche accordés par les organismes fédéraux, qui en accordent trois fois plus que leurs équivalents québécois. À elle seule, McGill a également reçu 43 %, soit 96,4 millions, des dons faits aux universités québécoises par des organismes à but non lucratif ou des entreprises privées.

Un rééquilibrage constitue cependant une opération délicate dans un contexte de ressources limitées. On aura beau dire qu’il ne s’agit pas de financer moins les institutions anglophones, mais plutôt de mieux financer les institutions francophones, cela signifie inévitablement un transfert des unes vers les autres.

C’est la même chose pour l’affichage : augmenter la place du français, que ce soit en imposant l’unilinguisme ou en appliquant la règle de la « nette prédominance », implique de diminuer celle de l’anglais. On ne fait malheureusement pas d’omelette sans casser d’oeufs.

Même si le PQ semble avoir définitivement renoncé à étendre au niveau collégial les dispositions de la loi 101 qui régissent l’accès à l’école primaire et secondaire, ce qui aurait réduit la fréquentation des universités anglophones par des résidents québécois francophones et allophones, il serait possible de les rendre moins attrayantes pour les étudiants étrangers ou canadiens non résidents du Québec, mais inclure un facteur linguistique dans le calcul des subventions est impensable.

Adopter le critère dit de « première génération », qui consiste à adapter le financement des universités en fonction de la proportion d’étudiants dont les parents n’ont jamais fait d’études universitaires, aurait toutefois le même effet, tout en favorisant l’accessibilité.

Sans surprise, c’est dans les composantes de l’Université du Québec qu’on retrouve les plus hauts taux d’étudiants de « première génération ». À Chicoutimi, en Abitibi et à Rimouski, il dépasse les 70 %. À Montréal et Laval, il est de 49,5 %. Pour l’ensemble des universités anglophones, la moyenne est de seulement 35,8 %. À McGill, le chiffre est de 20 %.

La principale de McGill, Heather Munroe-Blum, criera sans doute à la « farce » si le gouvernement retient ce critère, mais la situation actuelle n’a vraiment rien de drôle.

mdavid@ledevoir.com

BLx

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