L’a b c des
linéaires A, B et C L’énigme des écritures multimillénaires
Stéphane Baillargeon, Le Devoir, 15/07/23

Quelle est la plus grande invention de l’histoire ? En 2000, le lectorat du magazine Times avait choisi l’ampoule électrique comme plus formidable création du millénaire achevé. Pas fou.
La professeure Anne-France Morand, du Département des sciences historiques de l’Université Laval, a posé la question cette année à sa classe de grec moderne. Elle a entendu ses étudiants citer la roue, le pont et d’autres merveilles encore.
« Moi, j’ai dit que la chose la plus importante, c’était le déchiffrement du linéaire B. Tout le monde s’est moqué de moi », confie l’helléniste en rigolant elle-même de sa boutade.
Le linéaire B est un système d’écriture syllabique utilisé durant l’âge du bronze tardif en Grèce antique, entre 1450 et 1100 avant notre ère. Les premières traces de ce syllabaire écrit sur des poteries et des tablettes d’argile ont été découvertes en Crète sur le site d’un ancien complexe palatial fouillé à partir de 1900 par l’archéologue britannique Arthur Evans (1851-1941).
Il a fallu un demi-siècle pour percer ce code. En s’appuyant sur les listes analytiques de la philologue Alice Kober (1906-1950) montrant que la lettre finale de certains mots changeait, le linguiste Michael Ventris (1922-1956), obsédé par le linéaire B depuis l’adolescence, a pu conclure que cette écriture servait une langue indo-européenneà déclinaisons, en fait un grec archaïque parlé par les Mycéniens.
Ce système syllabaire n’a cependant aucun lien avec l’alphabet grec qui l’a remplacé. Il repose sur 87 signes traduisant des syllabes et d’autres imageant des idées ou des nombres décimaux. Les tablettes déchiffrées traitent essentiellement de questions administratives, économiques et religieuses. Les textes donnent une idée de la vie quotidienne de cette très lointaine époque. Ils permettent aussi de suivre les racines de la civilisation si importante pour la suite des choses en Occident.
« Pendant mes études, j’ai eu la chance de faire du linéaire B, raconte la professeure Morand. Son déchiffrage est une affaire assez incroyable puisqu’il n’y avait pas de texte bilingue, pas de pierre de Rosette. Cette langue est assez déchiffrée maintenant. On comprend par exemple que “Cnossos” s’écrit conosso. On a le mot pour dire “labyrinthe” : labyrinthos. On sait aussi que les mots en “issos” ou en “ithos” sont très grecs, et on retrouve donc l’équivalent de dinosaures de cette langue dans le linéaire B. Mais pour plusieurs autres mots, on a plusieurs interprétations. Ça reste un problème. »
Le linéaire A, découvert à Cnossos en même temps que le B, au début du XXe siècle, par sir Arthur Evans, propose un autre système d’écriture, remontant cette fois à l’âge du bronze, entre 1900 et 1450 avant notre ère. Ce code précède donc le linéaire B et n’est pas strictement syllabique. Le linéaire A comprend des signes représentant des syllabes, mais aussi des idéogrammes et des logogrammes. Ce système résiste toujours au déchiffrement.
« Pas mal de linguistes s’y intéressent, dit la professeure. Le manque d’inscriptions — quelques milliers de signes seulement et souvent des textes courts — pose un défi. Si on trouvait des textes plus longs, on pourrait peut-être percer ce code. L’autre défi, c’est qu’on semble face à une langue que nous ne comprenons pas, peut-être non indo-européenne. »
Cet indice rappelle la complexité du peuplement de la région. « Les Grecs se croyaient autochtones, mais ils ne l’étaient pas », résume la spécialiste.
Une passion de jeunesse
La professeure Anne-France Morand a été jointe par Le Devoir en Europe, où elle fouille les bibliothèques à la recherche de manuscrits sur les hymnes orphiques, des textes liés au mythe d’Orphée et à un courant religieux initiatique, sujet sur lequel elle travaille patiemment depuis sa thèse de doctorat. Elle était à Paris il y a quelques semaines pour travailler sur un manuscrit du XVe siècle.
« Il n’y a pas beaucoup de temps à l’heure actuelle pour la slow science, dit-elle. Je fais un travail assez minutieux qui m’oblige à collationner une cinquantaine de manuscrits. Ce travail n’a pas été fait pour les hymnes orphiques depuis 1941. »
La professeure Morand enseigne le grec ancien à l’Institut d’études anciennes et médiévales de l’Université Laval. Dans son domaine hyperspécialisé, il faut maîtriser l’épigraphie (la lecture des pierres), la papyrologie (pour les papyrus) et la paléographie (la lecture des manuscrits médiévaux sur parchemin ou sur papier). Elle-même a été hautement formée à ces spécialités à Oxford auprès de la sommité Nigel Wilson, qu’elle désigne comme « le meilleur paléographe vivant ».
Elle a commencé l’étude du latin dès l’âge de 12 ans, puis celle du grec à 15 ans dans une école secondaire publique suisse, le collège Calvin de Genève, qui poursuit cette tradition encore aujourd’hui dans le cadre de la maturité gymnasiale, l’équivalent du bac français.
« Je me destinais au droit, explique-t-elle. J’ai terminé mes études juridiques, j’ai enseigné le droit et, à un moment, j’ai dû admettre que ma grande passion, c’était le grec. J’ai une connexion presque mystique avec cette langue. Très jeune, vers 14 ans, j’ai aussi eu un emballement pour l’étrusque, une autre langue toujours incomprise. »
Ces dernières années, elle s’est penchée sur le syllabaire chypriote, une écriture à 56 signes datant de l’âge du fer (du XIe au IVe siècle avant notre ère), qui dérive probablement des linéaires A et B. C’est du grec qui a été déchiffré au XIXe siècle. La professeure québécoise a étudié récemment une tablette du Ve siècle pour les médecins. « C’est difficile à cause des signes et du dialecte chypriote. J’y arrive, mais c’est compliqué. »
La littérature grecque ancienne produite pendant plus d’un millénaire est essentiellement numérisée et disponible en ligne. Encore faut-il pouvoir la lire. Les systèmes de traduction numérique commencent à y arriver. Les ordinateurs permettent de filtrer une quantité énorme de données.
Le linéaire A n’est pas la seule langue ancienne à résister aux décrypteurs contemporains, aidés ou pas par l’intelligence artificielle, souvent parce que la langue parlée devant fournir la clé de lecture a disparu. Le syllabaire cypro-minoen (ou linéaire C), datant aussi de l’âge du bronze, existe sur environ 250 tablettes, donnant quelque 2500 signes, trop peu pour le déchiffrement.
La professeure Morand rappelle le cas du fameux manuscrit de Voynich, qui repousse toujours l’entrée des cryptographes. « Il existe une forêt d’anciennes langues et certaines nous résistent encore… »
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