Le monstre de Frankenstein qui parlait français
En 1816, la jeune Mary Wollstonecraft Shelley commence la rédaction de son oeuvre-culte : Frankenstein ou le Prométhée moderne. Roman du progrès s’il en est un, chaque génération y perçoit en miroir les révélations de sa propre époque. Publié à Londres en 1818, le roman de Shelley se déroule en Europe, à la fin du XVIIIe siècle, ère de profondes révolutions politiques, sociales et scientifiques. Pour le bicentenaire de sa création, il convient aujourd’hui de céder la parole au plus étonnant des ambassadeurs fictifs de l’Angleterre, le fils non reconnu de Victor Frankenstein. Celui que l’on reconnaît habituellement à ses grognements sourds et au bruit lourd de son pas ne mérite certainement pas les surnoms avilissants dont on l’a affublé : monstre, momie, vil insecte ou encore démon. Non, cet homme nouveau, pourtant laissé à lui-même, aura même le français comme « langue maternelle », tout comme son père.
La science en français
En effet, Victor Frankenstein, plus connu comme l’archétype même du savant fou, est — à l’instar de Jean-Jacques Rousseau — un citoyen de Genève. S’il s’exprime aisément en anglais et en allemand, Frankenstein est tout de même heureux de rencontrer en voyage d’autres personnages qui comprennent « la langue de [s]on pays ». Walton, un explorateur anglais à qui il confiera toute son histoire, remarque aussi qu’il a un « accent étranger ». Si Mary Shelley fait ce choix, c’est peut-être parce qu’elle est justement en voyage au lac Léman au moment de la genèse de son oeuvre. Les lieux pouvaient bien l’influencer… Pourtant, ce n’est plus un hasard si elle fait de la créature de Frankenstein un francophone d’adoption. Victor parachève son oeuvre au mois de novembre, après deux ans de gestation dans un laboratoire secret dans la ville d’Ingolstadt, en Allemagne, où il étudie. C’est seulement en voyant sa créature animée qu’il saisit toute l’horreur de son sacrilège. Abandonnée à son sort, elle s’égare dans la ville, endure les injures comme les projectiles. Le monstre trouve alors refuge en campagne dans une petite cabane de bois, espérant se protéger à la fois des intempéries et de « la barbarie des hommes », confie-t-il à son créateur lorsqu’il le revoit deux ans après sa naissance.
Un élève clandestin
Pendant plusieurs mois, le monstre reste tapi dans sa cachette puisqu’elle est annexée à une chaumière. Grâce à un interstice entre les planches de bois, il peut à loisir espionner la famille qui y vit, les De Lacey. Ces derniers habitaient Paris avant d’être exilés par un décret royal. Le père aveugle, sa fille Agathe et son fils Félix peinent à survivre dans cette campagne allemande. Se prenant d’amitié pour eux, le monstre leur rend service la nuit : il ramasse des racines, cueille les légumes et coupe du bois… Il se surprend ainsi à désirer être aimé, car sa famille d’adoption pense qu’un « bon génie » veille sur elle. Résolu à se montrer un jour, le monstre pense que sa capacité à communiquer avec eux pourrait faire oublier la « difformité » de son aspect. Il explique encore à son créateur comment il a pu réaliser sa différence : « J’avais admiré les formes accomplies de mes voisins, leur grâce, leur beauté et leur teint délicat ; mais combien je fus effrayé quand je me vis dans une eau transparente ! Je reculai d’abord, me refusant à croire que je me fusse réfléchi dans ce miroir ; convaincu enfin que j’étais en réalité le monstre qui est devant vous, je fus pénétré du plus profond désespoir et de la mortification la plus cruelle. » Narcisse déçu, le monstre ne cherchera plus à contempler son reflet dans l’onde. Il voit pourtant dans le langage — et avec raison — la possibilité de se faire accepter par les autres.
Moment-clé de la formation de son identité, l’arrivée de Safie, la fiancée arabe de Félix, lui permet de suivre de véritables leçons de français, de la langue orale à l’alphabétisation, puis à la compréhension d’oeuvres aussi denses que Les ruines, de Volney. La famille De Lacey lui sert de modèle, ce qui contribue à son éducation comportementale. Le monstre apprend rapidement à enrichir son vocabulaire et à maîtriser la « science des lettres ». Lorsqu’il maîtrise un mot qui désigne chaque fois un concept différent, il consolide sa vision du monde, mais, à l’encontre du processus ordinaire, il saisit l’acte de lecture presque simultanément avec celui de la parole. Séquestré volontairement, le monstre s’éduque, ou plutôt est éduqué par des« précepteurs » idéals, c’est-à-dire qu’ils ignorent leur condition de pédagogue ! Lorsqu’il se présente au père De Lacey, aveugle, qui lui demande s’il est un compatriote français en l’entendant, le monstre est fier de lui préciser qu’il s’agit de sa langue maternelle.
Un monstre érudit
La bibliothèque réelle que donne Mary Shelley à sa créature fictive s’avère particulièrement riche. Il est étonnant de voir que celui qui a appris à reconnaître ses premiers mots quelques mois auparavant — feu, lait, pain et bois — peut maintenant disserter sur les malheurs de Werther, la chute de Rome et la principale cause de la guerre, soit l’intolérance religieuse !
Un curieux hasard veut que, dans la forêt située non loin de la chaumière, le monstre trouve une mallette contenant plusieurs livres. Il est satisfait de pouvoir mettre en pratique ses leçons : « Heureusement, les livres étaient écrits dans la langue dont j’avais appris les éléments à la chaumière. » C’est à partir de ces diverses lectures qu’il prend réellement conscience de qui il « peut » être. Ces oeuvres, bien choisies par Mary, préparent donc le monstre à accueillir l’effroyable vérité sur son origine maudite. Shelley fait lire Goethe et Milton à sa créature qui, dans leurs oeuvres, s’identifie à Werther ou aux héros du Paradis perdu. Ses expériences de lecteur lui font développer sa pensée et sa capacité de raisonner. Ce sont ses lectures qui lui permettent de s’exprimer devant son créateur avec autant d’éloquence. Victor lui reproche même sa rhétorique persuasive et avoue qu’il doit céder à son désir de lui fabriquer une fiancée, tant le monstre sait le convaincre de la justesse de cette demande, notamment en faisant référence à l’Ève d’Adam. L’image biblique prouve encore une fois toute l’intelligence de la créature, qui assimile les personnages duParadis perdu et les adapte à sa situation. Si le monstre horrifie les hommes par son apparence repoussante, il réussit à convaincre son créateur par son don de la parole maintenant parfaitement maîtrisée.
Un hommage à Rousseau
L’oeuvre de Mary Shelley s’entrevoit ainsi comme un roman d’éducation où cette créature, formée de morceaux épars de divers cadavres, souhaite ardemment survivre dans un monde qui lui est hostile. Autodidacte, ce monstre répond, d’une étrange façon, il est vrai, au désir de Rousseau — le pédagogue — de voir surgir un être nouveau, né grand et adulte. D’une part, le monstre incarne à lui seul le mythe du « bon sauvage » en vivant à l’état de nature et, d’autre part, une fois civilisé, il rend compte du processus éducationnel, à travers divers apprentissages, qui fait passer de la nature à la culture. Enfin, cet « Émile » méconnu enseigne à ses lecteurs qu’il était, à l’origine, naturellement bon et que la société des hommes l’a corrompu à un point tel qu’il en sera toujours exclu. À cause de toutes les souffrances qu’il a endurées, lui qui devait être un « nouvel Adam » se compare désormais à Satan : « Semblable au chef des démons, je portais l’enfer en moi-même ; sans avoir son génie, je voulais déraciner les arbres, répandre le ravage et la destruction autour de moi et, après avoir assouvi ma fureur, m’asseoir sur les ruines et en jouir. »
À partir du moment où le monstre devient dépendant du regard et du mépris des autres hommes, le lien se brise : sa « sauvagitude » disparaît et, avec elle, l’état naturel. Car l’homme sauvage ne vit que par lui, en lui et pour lui. Si, comme Rousseau l’écrit, « le pur état de nature est celui de tous où les hommes seraient le moins méchants », cet état n’existe plus chez le monstre dès qu’il décide d’orienter sa vie en fonction de la vengeance contre son créateur. Ce glissement sert de pont entre son « état de nature » et son « état de société ». S’il ne peut être aimé et heureux, il choisit de nuire à ceux qui le peuvent ! L’état de société justement « inspire à tous les hommes un noir penchant à se nuire mutuellement », précise Rousseau dans sonSecond Discours.
À la croisée des mythes de l’apprenti sorcier, du golem et des pygmalions de tout acabit, Frankenstein se distancie de ses précurseurs par son émergence dans la tradition moderne, la science se substituant aux pouvoirs de la magie et des dieux grecs. Et ce monstre qui en résulte porte bien son « titre », tout compte fait, car, même s’il est connoté négativement, il désigne pertinemment toutes les facettes de son identité. Son étymologie latine, monstrum, signifie à la fois « prodige » et « avertissement », ce qui ne saurait mieux traduire la pensée de Rousseau, qui voyait dans le progrès même l’avènement de la corruption.
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BLx