Jamais nous ne t’oublierons…
Guy Bourbonnais, Professeur de littérature, Montréal, Le Devoir, 14/11/16
Il est pour le moins impressionnant de constater à quel point les éloges qui déferlent depuis la mort de Leonard Cohen contiennent des citations de l’écrivain montréalais. Cela donne la mesure de l’empreinte que ses mots laissent en nous. Juste retour des choses pour cet homme qui s’est inspiré de nombreux grands textes, mais aussi de la culture populaire pour bâtir une des œuvres les plus touchantes de notre époque. Devant son public québécois, il aimait d’ailleurs citer dans son français cassé The Old Balladeer : « il y a longtemps que je t’aime. Jamais je ne t’oublierai ». Et nous. Ô combien nous ne l’oublierons pas. Son œuvre est cette lumière dont il parlait et qui pénètre dans les fissures de chacun. Il nous a ouvert au monde parce qu’il a écouté le monde dans ses cris et ses silences comme en témoigne ce magnifique haïku sorti de sa plume :
Silence
And a deeper silence
When the crickets
Hesitate
Il faudrait rappeler plus souvent que Cohen n’est pas qu’un homme de mots. Il a composé parmi les plus belles et envoûtantes mélodies de chanson des dernières décennies et peut-être plus (Hey, That’s No Way to Say Goodbye, Avalanche, If It Be Your Will, Seems So Long Ago, Nancy…). Mariage de ses mélodies et de ses paroles (tantôt directes tantôt énigmatiques), ses chansons forment une unité inentamable qui le place dans la tradition d’Orphée, ce héros grec qui cherchait à créer la fusion totale entre la musique et les mots. Cohen avait-il entendu l’appel de son ancêtre depuis Hydra quand il décida dans les années 60 d’ajouter la musique à ses mots ?
Il y avait aussi chez lui les éléments du héros moderne. À la fois, homme privé et personnalité publique. Homme de solitude, d’écriture, de prière, mais aussi de spectacle, d’audace et de prise de position. Mais jamais superficiel. Maniant l’authenticité et le kitsch comme un maître. Malgré toutes ses réussites, nous admirons en lui surtout l’homme blessé, le perdant magnifique. C’est-à-dire celui qui se trouve seul devant le monde, incapable de conquérir ni de comprendre tout à fait, mais faisant naître poèmes et chansons dans une tonalité profondément humaine et engageante. Mêlant le sacré et le profane, la tendresse et la violence, la spiritualité et la sexualité, il a su nommer le désarroi, transcender la blessure, formuler la défaite. Il s’est regardé, a regardé en lui et a couché sur le papier son œuvre faite de mains tendues. Il l’a chantée avec une voix d’abord douce, puis rauque. Mais à travers ces années, il est demeuré seul. Et nous nous sommes reconnus en lui.
Notre semblable, notre frère,
Jamais nous ne t’oublierons.
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BLx