Il est 7 h 10, je viens tout juste de débuter mon premier quart de travail de la semaine. À date, j’ai arraché seulement deux cœurs depuis que nous sommes arrivés, pas si mal comme début de journée. Oui, oui, avec mes mains, de sang-froid, et ce sans aucun remords, je suis un bourreau du 21e siècle! Un contremaitre vient de m’avertir de changer de poste en raison des différentes tailles de volailles qui passe sur la chaine; me voilà maintenant à un endroit où tous les employés aiment aller, une table de découpe. Simple comme titre, il s’agit d’un poste où tout ce que vous avez à faire c’est d’insérer un couteau entre deux os, comme le coude, le genou ou l’épaule, pour ensuite laisser la lame déchirer, il est aussi possible d’employer le terme démembrer, la viande; tâche barbare, pour séparer chacune des pièces de l’animal. Pièces, OH MON DIEU!!! Eh oui, la plupart des employés, tout comme moi d’ailleurs, ont le même sentiment de détachement envers ces bêtes, c’est-à-dire que nous sommes complètement désensibilisés face à la quantité presque incommensurable de volailles qui nous passe sous les yeux. Notre rapport avec l’animal est le même rapport qu’un employé de Ford peut avoir en assemblant des véhicules, puisque sans le vouloir, nous considérons ces bêtes comme des objets bien plus que des êtres vivants. N’allez pas croire ensuite que nous nous foutons totalement de ce qui passe devant nos yeux chaque jour de la semaine! Nous sommes conscients de ce que nous avons à faire. Pour les chanceux qui n’en auraient pas assez de travailler 8 heures par jour, la majorité des samedis est aussi disponible pour les mordus de viande! Après 10 heures ce matin-là, je suis redirigé à nouveau pour ne pas que mes muscles ne se fatiguent trop à déchiqueter ce qui a déjà été avant sa transformation, une belle patte de dindon. Cette fois-ci, j’aboutis à l’effalage, poste où l’employé doit arracher le jabot du dindon. Ce travail est bien simple; insérez votre main dans la fente préalablement coupée du cou de ce dindon, tâtez les alentours avec vos doigts et dirigez vous vers le haut toujours en grattant, vous devriez ensuite sentir une forme dans vos mains, cela ressemble tout particulièrement à un estomac. Si vous la tenez bien, ne vous reste plus qu’à tirer de toutes vos forces pour l’arracher avec le tuyau de l’œsophage entre vos doigts bien sûr…
Ce travail peut paraitre simple, barbare, mais c’est le moyen que la société dans laquelle on vit a adopté pour produire des biens alimentaires de qualité et surtout en grande quantité. Je vous rappelle qu’il ne vous est probablement jamais arrivé de recevoir des morceaux de gras de dindon derrière la tête, ou qu’une aorte de mâle de reproduction, soit un gros tas de 40 kg, vous explose en pleine figure, vous laissant ainsi couvert de sang. Je crois qu’il est important de se rappeler qu’autrefois, plusieurs de vos ancêtres devaient simplement préparer un souper pour leur famille de 12 enfants et que le poulet était saigné à froid dans la grange derrière la maison. La relation aujourd’hui que nous avons avec la viande est fortement dénaturée, possiblement parce que nous n’avons plus à le faire nous-mêmes et que des compagnies s’en charge, mais combien d’entre vous sont en train de lire cet article et de manger en même temps un sandwich au poulet classique, ou qui pour souper auront la chance de manger une magnifique pièce de viande concoctée par leurs parents. Je ne me suis même pas rendu au diner dans le paragraphe précédent et je suis pratiquement sûr que plusieurs sont extrêmement dégoutés par les mots, mais les chiffres en disent long aussi. En une journée, il est possible d’abattre plus de 25 000 dindons entre 7 heures le matin et 4 heures de l’après-midi. Donc rapidement c’est plus de 100 000 bêtes chaque semaine qui sont tuées, donc des millions seulement à cette usine chaque année et il y a un très grand nombre d’usines de ce type au Québec. Banal pour un petit nombre d’employés québécois qui ne font qu’apporter du bonheur à votre assiette!
Je travaille dans un abattoir, je suis couvert de sang, j’ai des excréments d’animaux sur mes bottes, j’ai un morceau de gras de la taille d’un raisin collé sur mon avant-bras, sans parler de l’odeur qui empeste à l’intérieur de ces murs. Je dois me lever demain matin à 6h30 pour être prêt à 7h au travail, les poulets m’y attendent déjà.
Xavier Deslauriers