
La trinité est apaisante; le dualisme, polarisant
La pensée de Dany-Robert Dufour sur le mystère central du christianisme célébré à Pâques peut éclairer nos débats publics
Pâques est au coeur de la foi des chrétiens. Ils y font mémoire de la passion, de la mort et de la résurrection du Christ. Or cette fête met en scène le mystère central du christianisme : le dogme trinitaire. Les célébrations pascales, en effet, annoncent que Jésus — en qui les croyants reconnaissent le Fils du Dieu — a livré sa vie pour le salut de l’humanité. Ressuscité par le Père, ce Fils a vaincu la mort et répandu l’Esprit dans le monde. Un Esprit qui régénère toute vie et renouvelle la création.
Tout cela est bien joli, me direz-vous, mais en quoi cette « affaire trinitaire » concerne-t-elle encore nos sociétés occidentales largement postchrétiennes ? Pourquoi la pensée séculière et les non-croyants devraient-ils s’y intéresser ? Et, finalement, quel éclairage critique pourrions-nous en tirer sur l’état de nos débats publics et de nos liens sociaux ?
C’est à ces interrogations radicales que s’est attelé le philosophe français contemporain Dany-Robert Dufour (1947-). Dans son livre intitulé Les mystères de la trinité (publié chez Gallimard en 1990), il avance que « l’homme est trinitaire ». L’affirmation est étonnante, car l’ouvrage n’est pas un traité de théologie et son auteur n’est pas un croyant. Dans cette oeuvre dense et fouillée, Dufour parcourt l’histoire de la raison occidentale. Il y discerne une lutte constante entre ce qu’il appelle « trinité » et « binarité ». Cette tension est la source d’un lancinant « malaise dans la civilisation » — auquel les débats québécois actuels n’échappent malheureusement pas.
Une anthropologie du sujet parlant
Le dogme trinitaire est, bien sûr, un des fondements de la tradition chrétienne. Il est, entre autres, au coeur de la théologie réflexive de géants comme Augustin et Thomas d’Aquin. Mais Dufour, en bon philosophe, ne s’aventure pas ici sur le terrain dogmatique ou théologique. Cela ne l’intéresse pas. Il convie plutôt son lecteur à entrer dans ce qu’il appelle « une pensée rationnelle » de la trinité.
Du point de vue de l’anthropologie philosophique et de la philosophie du langage — disciplines qui traversent toute l’oeuvre analytique de Dufour —, force est de constater que « la trinité loge dans notre langue ». De ce fait, elle est antérieure à toute croyance. Il existe une « trinité naturelle », condition même de l’être parlant. Qu’est-ce à dire ?
La trinité, affirme notre philosophe, « chaque être parlant ne cesse d’en faire l’immédiate expérience. Pour la saisir, il suffit d’évoquer l’espace humain le plus banal qui soit, lieu commun de toute l’espèce parlante, celui de la conversation : “je” dit à “tu” des histoires que “je” tient de “il” ». Cette trinité immanente au langage (je/tu/il) est l’essence même du lien social et de la culture.
En effet, pour être un sujet parlant, il faut un interlocuteur, un lieu d’adresse. Mais dès qu’on s’engage dans cet espace du dialogue entre deux personnes, on est déjà trois. Car il n’y a pas de langage possible sans postuler qu’il y ait de l’Autre dont on puisse parler — c’est-à-dire du tiers absent, mais présumé, nous permettant de nous « entretenir » et de mettre de la signification en discours.
Toute la linguistique moderne, au XXe siècle, se penchera sur cette affaire aussi élémentaire qu’insaisissable qu’est la structure ternaire (ou trinitaire) de la parole et du langage. Pour le linguiste Émile Benveniste, par exemple, dans l’interlocution il y a toujours celui qui parle, celui à qui l’on s’adresse et celui qui est absent. Cette triade représente les « postes logiques » nécessaires pour que les discours humains puissent se déployer et générer du sens, de la relation, du lien social, bref de la culture.
Ce tiers qui sous-tend l’interlocution nous échappe donc, par définition. Il représente la « case vide » dans la communication et la production de la signification. Il inscrit ainsi le manque, signe de la finitude et de la mort, au coeur même de l’ordre symbolique de la parole et du langage. L’incapacité ou le refus d’assumer ce manque inhérent au sujet parlant, à cause de la souffrance que cela implique, conduit les humains, depuis toujours et avec plus ou moins d’intensité, sur la voie de diverses pathologies binaires : hystérie, phobie, paranoïa, névrose obsessionnelle ou perversion. En traitant les symptômes de ces pathologies par la cure de la parole, la psychanalyse, rappelle Dany-Robert Dufour, révèle d’ailleurs que « chaque sujet parlant est un officiant qui, sans le savoir, rend un culte à la figure trine ».
Tension entre le ternaire et le binaire
Dans son livre, Dufour montre donc que toute l’histoire de la pensée en Occident est le théâtre d’une éternelle tentation : la volonté de réduire le ternaire au binaire. De ce fait, la structure trinitaire (dont le dogme chrétien représente la sublimation par excellence) a toujours été une écharde au pied de cette raison occidentale.
En effet, la forme ternaire fait trébucher notre rationalité sur ses limites. En posant un « tiers » absent et insaisissable, elle empêche cette dernière de tout enserrer dans un rapport de type sujet-objet. Elle préserve ainsi les humains de l’hybris que représente la négation du manque et de la mort. Elle endigue également leur fantasme démiurgique de contrôle absolu et de toute-puissance. En définitive, on peut dire que la forme ternaire fonde le désir lui-même — c’est-à-dire l’accès des humains à l’ordre symbolique où ils doivent sans cesse recréer la justice, la signification et la vérité de leurs relations et de leurs liens sociaux. C’est pourquoi, comme l’écrira Alexandre Kojève, cité par Dufour : « Il y a droit lorsque intervient un point de vue tiers dans les affaires humaines. »
Mais voilà que notre civilisation, dans la condition actuelle de la modernité avancée, arrive à un point décisif. Avec « la fin des grands récits ternaires » — qu’incarnaient, entre autres, les mythes, les religions, la littérature et les arts —, la pensée dualiste, causale et instrumentale semble en voie de triompher partout et sans réserve. Que ce soit dans le domaine des technosciences et de l’informatique, dans le secteur de l’économie et de la finance, dans le champ social et politique, ou encore dans l’univers des médias traditionnels ou sociaux, la logique binaire impose de plus en plus son règne implacable et fait ses ravages. Car, par définition, la binarité est violente et mortifère puisqu’elle exclut le tiers. Nos récents débats publics, au Québec, me semblent malheureusement trop bien l’illustrer.
Malaise dans les débats publics québécois
Rappelons-nous la stratégie de division avec laquelle le gouvernement libéral de Jean Charest a géré, en 2012, la contestation étudiante et sociale qui a marqué la fin de son mandat. En martelant de manière caricaturale « Vous êtes pour nous ou vous êtes pour la violence ! », ce gouvernement a voulu verrouiller l’espace tiers d’une véritable discussion démocratique. Plus récemment, évoquons aussi la stratégie polarisante adoptée par le gouvernement péquiste de Pauline Marois. Dans sa volonté de faire adopter sa fameuse charte des valeurs, ce gouvernement a clivé notre société en deux blocs. Ce faisant, il a placé dans une position de tiers exclu toute une partie de la population qui était visée par les mesures discriminatoires contenues dans son projet. En outre, sur la scène fédérale, est-il besoin d’épiloguer sur l’idéologie manichéenne à laquelle carbure le gouvernement conservateur de Stephen Harper ? Et que dire, enfin, des politiques d’austérité et des réformes institutionnelles menées à coups de hache et de bâillon par l’actuel gouvernement libéral de Philippe Couillard ?
Dans tous ces cas de figure, ce sont toujours les tiers qui écopent et passent à la moulinette de l’idéologie binaire : les pauvres, les femmes, les malades, les travailleurs, les assistés sociaux, les immigrants, les minorités religieuses, les sans-voix, les régions, les groupes de défense des droits, les instances de contrôle démocratique, les peuples opprimés, l’environnement exploité, etc.
La binarité fait également son oeuvre dans l’univers médiatique. Elle se manifeste particulièrement dans l’omniprésence actuelle de la figure du chroniqueur, du blogueur ou du journaliste d’opinion qui traite d’enjeux complexes en quelques lignes « punchées ». Le plus souvent, l’argumentaire lui sert en fait de prétexte pour polémiquer contre ses adversaires idéologiques et répéter ses mêmes rengaines. Il suffit de suivre Twitter, Facebook, des blogueurs ou encore plusieurs commentaires de lecteurs au bas des articles du Devoir pour constater jusqu’à quel point « la forclusion du tiers » y règne en maître. Et, surtout, pour réaliser combien l’hystérie, la phobie, la paranoïa, la névrose obsessionnelle ou la perversion s’y déploient allègrement !
Restaurer notre commune humanité
Ces dérives binaires kidnappent nos débats et nous plongent dans un profond malaise. Pourquoi ? Probablement parce que nous avons l’intuition que nous sommes en train d’y perdre notre humanité.
La binarité est, bien sûr, très efficace pour s’imaginer contrôler la réalité, assujettir l’inquiétante étrangeté, affirmer son pouvoir, étendre son profit, simplifier la complexité, lutter contre l’angoisse, objectiver les personnes, gagner des combats d’idées, croire à sa toute-puissance ou se complaire dans l’autosatisfaction narcissique… Il n’est donc pas facile d’y échapper, et tout nous y pousse dans l’air du temps. Mais cela produit, nous l’avons sous les yeux quotidiennement, une société de plus en plus dure, violente et haineuse, déchirée par les exclusions et les tensions, sans merci pour celles et ceux qui ne peuvent ou ne veulent entrer dans cette logique de guerre — car c’est bien de cela qu’il s’agit.
Dans ce contexte, si avec Dany-Robert Dufour nous reconnaissons « qu’en regardant la forme trinitaire, nous nous regardons nous-mêmes », alors la fête de Pâques, à travers son exaltation d’un Dieu « trine », nous offre peut-être une issue : assumer humblement la structure ternaire de la parole et du langage qui nous constitue en tant qu’humain.
Cela implique de consentir au manque, à ce qui échappe, à ce qui décentre, à ce qui altère. Une telle éthique de la parole devient alors porteuse d’une éthique sociale. Car cette manière de parler qui fait place à l’Autre et qui s’ouvre au tiers construit du même souffle un autre mode de vivre-ensemble. En restaurant ainsi en nous la pratique d’une parole juste, signifiante et vraie, nous pourrons aussi espérer construire une société animée de ces mêmes qualités.
Pour lire ou relire les anciens textes du Devoir de philo ou du Devoir d’histoire, suivez ce lien.
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BLx