«Ben voyons donc, c’est juste une joke!»

La réplique› Les limites de l’humour

L’humoriste ne peut se soustraire à la critique

Il n’a pas le monopole pour «départager ce qui mérit[e]» d’être sacré de ce qui ne le «mérit[e] pas»

Audrey Simard, Le Devoir, 15/05/14
Le déclencheur « Il serait bien prétentieux, voire dangereux, de croire que nous pouvons faire l’économie du rôle précieux du bouffon. Notre société n’est pas l’aboutissement d’une perfection divine. Elle doit être remise en question comme celles du passé l’ont déjà été. L’espace du bouffon mérite d’être protégé par le citoyen plutôt que cloisonné par les présumées victimes de cette bouffonnerie. Car je peux vous garantir que si chacun appose sa propre petite barrière personnelle dans le but de restreindre le terrain de jeu du clown, il ne restera, en bout de course, qu’assez d’espace pour faire du surplace. »

Guillaume Wagner, « La moquerie ne doit pas être censurée », Le Devoir, 10 mai 2014

Dans son texte, l’humoriste Guillaume Wagner insiste sur le « rôle précieux du bouffon » et de l’« espace du bouffon [qui] mérite d’être protégé ». Bien que l’humour puisse servir de « soupape aux tensions » ainsi qu’à « apaiser les frustrations associées aux bornes sociales », je ne crois pas qu’il doive être protégé à tout prix, c’est-à-dire au détriment des « présumées victimes de cette bouffonnerie », comme les qualifie M. Wagner. L’humour devenant dans la majorité des cas un prétexte pour intimider ou véhiculer/renforcer des stéréotypes sexistes, homophobes, racistes, âgistes, etc., cette égalité « sous le poids du ridicule » dont parle Wagner n’est malheureusement pas réelle puisque ce sont le plus souvent les femmes, les personnes homosexuelles, racisées, handicapées ou dont le corps ne correspond pas aux normes qui sont le plus souvent la cible des humoristes.

Si l’humoriste « est celui qui respecte assez son public pour lui dire la vérité », il s’avère que ses propos ne sont pas que des vérités, mais bien souvent des préjugés, des stéréotypes et des insultes. Un exemple, tiré directement du répertoire de 2012 de M. Wagner, le démontre d’ailleurs : son attaque sur la sexualité et le corps de la chanteuse Marie-Élaine Thibert. Il arrive aussi que « l’humour sexuel, scatologique et violent » dont parle M. Wagner passe de la blague aux actes, comme l’a démontré un certain humoriste nommé Gab Roy, qui a maintes fois mis en pratique ses blagues haineuses envers les femmes. Malheureusement, les paroles de ces clowns de « l’industrie de la blague », prononcées haut et fort sur la place publique, sont trop souvent banalisées à coups de « ben voyons dont, c’est juste une joke », alors qu’elles ont un impact concret sur les mentalités et donc sur le quotidien de personnes, qui, en plus des violences ordinaires qu’elles subissent, se voient confrontées à cette humiliation publique.

Alors que M. Wagner voit un danger dans la censure de la moquerie, le risque me semble davantage résider dans cette volonté de l’humoriste d’être un individu intouchable, revendiquant que sa parole soit à l’abri de toute critique. Tout le pouvoir que la société lui accorde déjà, en lui offrant une tribune rejoignant des milliers de personnes, en fait selon moi un citoyen redevable de ses blagues. Alors oui, certains humoristes devraient se censurer en réfléchissant à l’impact de leurs blagues sur les personnes qui les reçoivent, puisque l’humour contribue à modeler les mentalités. Si la moquerie peut servir à refléter nos travers et à en rire, ce n’est certainement pas sans esprit critique, en récupérant simplement les préjugés ambiants et en les martelant en boucle. Selon moi, tout banaliser sous couvert de l’humour peut devenir un excellent moyen pour se déresponsabiliser de ses paroles. Si, comme le mentionne Wagner, le clown a « le devoir de tout remettre en question », alors son public a certainement le devoir de remettre en question l’humour de ce dernier, sans quoi nous ferons face à un déséquilibre des pouvoirs érigeant le clown en être tout puissant ayant la possibilité de tout dire, en toute impunité. Accorder tout l’espace à l’humoriste sans lui offrir de résistance, comme le souhaite M. Wagner, ne ferait que nourrir cette toute-puissance qui n’a pas lieu d’être.

Alors, à qui revient donc le pouvoir de « départager ce qui mérit[e] » d’être sacré de ce qui ne le « mérit[e] pas » ? L’humoriste ne doit certainement pas avoir le monopole en ce domaine. Et en ce sens, vivement davantage d’humoristes femmes, handicapés, racisés, homosexuels afin de réellement favoriser une diversité de points de vue et une véritable critique sociale par l’humour.

BLx

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1 commentaire

Classé dans Culture et société, Féminisme, Histoire, Histoire et civilisation, Politique

Une réponse à “«Ben voyons donc, c’est juste une joke!»

  1. Pour ce qui est de l’exemple de Gab Roy, eh bien justement, ses  »blagues » déjà déplacées sont devenues généralement condamnées. Parce que c’est trop. Idem pour Dieudonné. Mais je rappellerais que, exemple au hasard comme ça, Yvon Deschamps a fait aussi plusieurs blagues à connotation discriminatoire (de tout genre) sur des modes de pensée établis. La différence? Les uns en font l’apologie, l’autre les ridiculise afin qu’on en voie l’absurdité.
    Je ne crois pas que Wagner disait vouloir défendre les clowns «à tout prix» comme vous l’avez mentionné. Cependant, en humour, le sous-texte prédomine sur le texte, c’est ce qui fait rire et/ou passer un message.
    L’humour, comme tout art, peut accompagner un changements social (mais, comme dans tout art, ça peut être l’inverse) et c’est quand une partie de nous dit «ça a bon d’bon sens!» que le message passe. C’est parce qu’il y a eu ou aura une réflexion du spectateur.
    Dans ce sens-là, «ben voyons donc, c’est juste une joke» est dangereux et vide. Mais à cloîtrer l’art dans son sens esthétique et consensuel, complaisant, on supporter un nouveau rococo en humour.

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