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Humanités 2.0 – La sociologie des algorithmes

Comment Google et consorts façonnent notre vision du monde

Stéphane Baillargeon, Le Devoir, 20/07/13
Les nouvelles technologies transforment la production et la diffusion des savoirs. Le Devoir propose une série estivale sur les digital humanities et les sciences sociales numériques. Aujourd’hui : les outils de la connaissance et la connaissance des outils sociologiques.
L’indice de référence de Wall Street a chuté de 9 % en moins de 10 minutes le 6 mai 2010. Le « flash crash » dans le jargon des traders a encore tragiquement rappelé le rôle prépondérant pris par les programmes informatisés qui traitent environ les trois quarts des transactions boursières dans le monde.Ces machines détectent et exploitent les opportunités de transactions en quelques nanosecondes grâce à des suites d’opérations et de calculs hypercomplexes. Et parfois, ça dérape.« Le XXIe siècle dématérialisé et réseauté a basculé dans une culture algorithmique, dit le sociologue Jonathan Roberge, de l’institut national de recherche scientifique (INRS). La crise des subprimes découle, elle, d’une incapacité du modèle économique à considérer le zéro. Les créances étaient revendues en paquet. Le modèle estimait que, dans le pire des cas, il y aurait toujours au moins un acheteur pour n’importe quel paquet. Au pis aller, un acheteur paierait un dollar. L’encodage aurait dû prévoir zéro valeur et zéro acheteur. L’ensemble du modèle a été faussé par cette prémisse et les conséquences ont totalisé des milliards et des milliards de dollars de pertes. »Sur sa page de l’Institut, le professeur Jonathan Roberge se présente comme un spécialiste de la « culture numérique » et de la « sociologie des nouvelles technologies de l’information et des communications ». Il est aussi rattaché à la Chaire sur les nouveaux environnements numériques et l’intermédiation culturelle. En entrevue, il explique qu’au fond, ce qui l’intéresse, ce sont les infrastructures de médiation offertes par les nouvelles technologies.« Ça veut juste dire que je suis attiré par une sociologie de la culture transformée par les nouveaux environnements numériques, notamment les agrégateurs de contenu. Depuis un an et pour les deux prochaines années, je m’attaque plus particulièrement à la définition d’une sociologie des algorithmes. Je cherche à comprendre quel rôle jouent ces modèles mathématiques dans la nouvelle définition de la culture. »

Ils sont partout

Un algorithme est une suite d’opérations permettant de résoudre un problème, une recherche en ligne pour aboutir sur des sites pertinents, par exemple. Les algorithmes sont tellement partout, tellement dominants, que les savants commencent à se questionner sur le changement possible de paradigme. Entre-t-on dans une nouvelle phase de la culture numérique qu’on pourrait qualifier d’algorithmique ou cette culture des algorithmes représente-t-elle l’avant-plan d’une culture plus générale dite numérique ?

Cette culture se définit par la dématérialisation qui permet le déplacement quasi instantané des supports. Le fichier électronique a révolutionné l’industrie de la musique, sa production comme sa consommation. Tous les secteurs y passent. La télé traditionnelle semble à son tour menacée. L’édition des journaux, des magazines et des livres devrait aussi passer à la trappe numérique.

« Le modèle s’effondre et de nouveaux joueurs dominent, explique le professeur. Amazon, par exemple, une compagnie américaine, prend de plus en plus de place. Les librairies ferment à Québec, en région, partout. Mais on ne sait pas encore si, à l’échelle du monde, des milliers et des milliers d’intermédiaires seront remplacés par une poignée de compagnies. Chose certaine, le milieu de l’édition, comme d’autres, va être profondément transformé. »

Le deuxième facteur concerne la démultiplication. La capacité d’accès aux produits, à l’information, dépasse l’entendement. « Il y a tellement de choses que les choses deviennent du bruit. Pour s’y retrouver, pour arriver aux produits pertinents, on fait quoi ? Comment s’y retrouver devant 40 millions de chansons ? Avec les algorithmes, évidemment. Mais alors, il faut se demander qui sont les gardiens de ces barrières, qui sont les nouveaux intermédiaires de contrôle ? »

Promesses et limites du Net

En consommation, l’opinion des amis ou des critiques compte encore en ligne, par exemple sur Facebook ou dans les vieux médias. Mais les recommandations automatisées prennent de plus en plus d’importance, notamment par les moteurs de recherche.

« Il faut se demander comment ça fonctionne et critiquer la croyance aveugle en l’objectivité de ces outils, une situation paradoxale. Les algorithmes gèrent les opérationnalités entre les machines et l’interopérationnalité entre les humains et les machines. Des géants privés, devenus les nouveaux rois du Web, contrôlent un espace virtuel semi-public, géré par des entreprises : iTunes pour la musique, Netflix pour le film, Twitter et Facebook pour ce que c’est, etc. »

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Les opérations mathématiques finissent par travailler fondamentalement la connaissance et le rapport à la connaissance, explique encore le professeur Roberge. Les moteurs de recherche coproduisent la recherche et donc, la connaissance. « C’est là que ça devient inquiétant, dit M. Roberge. Les gens assument que le moteur donne la vérité froide et objective. C’est délirant ! En fait, plus un site est populaire, plus il a de chances de se retrouver en haut de page des résultats. La vérité est définie par l’occurrence, ce qui est bien étrange. Même Google Scholar fonctionne comme ça. »

Le malin professeur demande souvent aux étudiants ou aux collègues où se trouve la pub sur Google. Personne ou presque ne répond qu’elle loge dans le premier ou les premiers sites mis en évidence par une recherche. Les mots eux-mêmes sont mis aux enchères, le plus cher étant « assurance ».

« Il faut développer un esprit critique envers ce monde, et cela vaut pour les universitaires eux-mêmes, qui doivent réfléchir à leur propre accès à la connaissance. Chaque outil a ses biais et il faut en prendre conscience. »

La colonisation du monde

La sociologie traditionnelle, celle de Fernand Dumont par exemple, distingue la culture savante et la culture populaire. Le jeune professeur Roberge, qui a défendu une thèse sur Paul Ricoeur, vient de cette tradition mais tente de s’en extraire en considérant les interactions entre les deux pôles culturels. L’intérêt porté aux algorithmes facilite cette option puisque les modèles mathématiques amalgament tout.

« Tout est googlé aujourd’hui. Toutes les strates de la connaissance sont retravaillées par ces outils numériques. Les fondements mêmes de la connaissance et donc de notre société s’en trouvent affectés. »

Le professeur a mis en place un groupe de recherche sur Google. Cet été, il va particulièrement s’intéresser au projet de lunettes de réalité augmentée de l’entreprise, les « Google Glasses », comprenant une caméra et un écran d’affichage.

En même temps, les critiques semblent déjà à la hauteur des justifications comme des espoirs technophiles. Aux yeux de leurs détracteurs, les lunettes omniscientes semblent menacer la vie privée, semblent aussi invivables économiquement et franchement laides. Même les ophtalmologues s’en mêlent.

« On s’intéresse donc à un objet qui n’existe pas encore mais qui suscite déjà des justifications et des critiques. Si elles fonctionnent bien, dans quatre ou cinq ans ces lunettes peuvent devenir l’interface entre l’humain et la machine la plus puissante jamais créée. Les implications pour la connaissance sont immenses. Les effets sur une société qui vivrait branchée sur des lunettes Google sont énormes. On pourra constamment et partout poser des questions aux lunettes, qui vont nous renseigner sur notre pouls cardiaque, la circulation automobile ou le temps qu’il fera. »

L’envers de la médaille

Il donne l’exemple de la colonisation de son monde universitaire par les moteurs de recherche. Pour lui, le fameux balcon d’observation, la mise à distance de la vie et de la société par la culture dite seconde chère à Fernand Dumont ou Michel Freitag, se transforme radicalement. « Il y a dix ans, les travaux universitaires citaient encore Le Petit Larousse ; maintenant, ils citent tous Wikipédia. Pourquoi ? Parce que le serveur de la porte d’entrée à la connaissance, Google, quoi, ouvre toujours sur ce site. C’est un effet sociologique qui favorise le plus populaire et qui rend encore plus riche le plus riche.»

Les gains réels sont indéniables. Chacun peut fouiller dans les trésors du monde. Les bibliothèques et les collections sont à portée de clic. Les savants, comme tous les internautes, ont l’impression de s’être fait greffer un second cerveau universel.

«L’envers de la médaille, c’est qu’on a donné une partie du contrôle de la connaissance à des monopoles capitalistiques qui contrôlent les algorithmes. On ne peut pas ne pas s’inquiéter de ça. Une université rend des comptes. Pas Google. »

«Tout va très vite, conclut le sociologue des algorithmes. À la fin du XXe siècle, on parlait de l’autoroute de l’information, de la société de l’information ou de l’économie du savoir. Ces concepts ont disparu. On parle maintenant davantage de culture numérique. Même le multimédia tend à s’effacer. Pour le coup, moi, je dois dire que je fais dans la digital sociology, la sociologie numérique. Les sciences sociales numériques, ça me va aussi comme appellation. Les digital humanities, par contre, je suis moins certain. À la base, cette appellation désigne les vieilles humanités qui numérisent leurs sources, par exemple. Récemment, j’étais à l’université où j’ai réalisé mon post-doctorat. Il y avait deux Français, un Allemand, un Espagnol et un Mexicain et on travaillait tous sur la sociologie, l’économie ou la culture des algorithmes. »

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