Humanités 2.0 – La néoarchéo
Comment déterrer un village iroquoïen, un pixel à la fois
Les nouvelles technologies transforment la production et la diffusion des savoirs. Le Devoir propose une série estivale sur les digital humanities et les sciences sociales numériques. Aujourd’hui : GPS, lasers et autres scanneurs au service de l’archéologie high-tech.
On dirait une équipe d’arpenteurs au boulot sur une colline montérégienne. Comme si un chantier de construction se préparait à ajouter un nouveau bungalow sur la rive sud du Saint-Laurent.
En tout cas, l’outillage de base de la topographie postmoderne traîne dans le boisé, autour d’un banal chemin de terre. Il y a un tachéomètre pour « lever le terrain », un système réflecteur lié à un GPS, un laser télémètre pour déterminer les positions et les distances, un système d’information géographique (SIG), un scanneur, puis des ordinateurs pour stocker les données, évidemment.
Sauf que les six archéologues au boulot ce jour de printemps ne préparent pas la construction d’un nouveau McManoir de banlieue : ils cherchent plutôt les vestiges de très vieilles maisons longues érigées ici il y a plusieurs siècles par des Iroquoïens. Quand le site a été découvert, il y a deux décennies, dans la municipalité de Saint-Anicet, l’archéologie fonctionnait à peu près avec les mêmes outils qu’il y a un siècle et demi, au temps où Heinrich Schliemann déterrait les vestiges de Troie et de Mycènes. La révolution numérique a maintenant complètement bouleversé la discipline, et les fouilles entreprises cet été en bénéficient largement.
« L’archéologie vit une mutation technologique, dit Jean-François Millaire, professeur au Département d’anthropologie de la Western University, à London, en Ontario. La numérisation bouleverse toutes les étapes de notre travail. Elle facilite l’identification et la fouille des sites, l’étude en laboratoire des artefacts trouvés, la dissémination des recherches. »
M. Millaire a utilisé le réacteur nucléaire SLOWPOKE de l’École polytechnique dans le cadre de sa maîtrise, déposée en 1997 à l’Université de Montréal, pour étudier la composition chimique de l’argile des fusaïoles du site Moche de la côte nord du Pérou précolombien. Le professeur Claude Chapdelaine a dirigé ce travail pionnier avant que son étudiant « le plus doué » se rende en Angleterre pour y compléter son doctorat.
« C’est Jean-François qui a ensuite fait rentrer ici, au Québec, les appareils de télédétection qui sont utilisés ailleurs depuis au moins dix ans, explique Claude Chapdelaine, responsable des fouilles montérégiennes. Il a utilisé le matériel au Sud. Nous sommes les premiers à l’utiliser de façon systématique sur un site iroquoïen. »
BGFN2
Toutes les étapes du travail archéologique bénéficient des avancées technologiques. En une seule année, en utilisant les images satellitaires fournies par Google Earth, une égyptologue de l’Université de l’Alabama à Birmingham a localisé 132 emplacements en Égypte, certains datant de 5000 ans, dont un temple et une ville entière. Un robot archéologue baptisé Tlaloc II-TC (du nom du dieu aztèque de l’eau) poursuit depuis quelques mois les fouilles dans un tunnel découvert sous les vestiges du temple de Quetzalcoatl de Teotihuacán, au Mexique.
Au Québec, les artefacts effleurent sur la mince couche de terre. La prospection continue donc de se faire à l’ancienne, en marchant les yeux rivés au sol, à la recherche d’un tesson de poterie, d’un éclat de pierre taillée, etc. C’est ainsi que l’archéologue Michel Gagné a découvert le site Mailhot-Curran, il y a deux décennies.
Techniquement, d’après sa position géographique, le terrain est identifié comme BGFN2, selon le code Borden utilisé partout au Canada. Par tradition, un site important porte aussi ironiquement le nom de son propriétaire, ironiquement parce que la notion de propriété privée des terres était complètement étrangère aux Amérindiens. Mailhot-Curran rend hommage aux propriétaires des terrains limitrophes, dont Denis Mailhot, qui a eu la gentillesse d’autoriser les fouilles, ce qui ne serait pas toujours le cas.
« Ma première impression a été excellente et toute ma famille aime bien l’idée d’avoir un site archéologique sur nos terrains, dit M. Mailhot. Mes petits-enfants ont été fascinés d’apprendre qu’il y avait des autochtones ici il y a 500 ans. On m’a remis un rapport de 200 pages sur les fouilles de l’an passé. On m’a montré des objets déterrés. C’est très impressionnant et je suis bien fier. »
BGFN2 a déjà donné environ 40 000 artefacts : des tessons, des coquillages, des graines carbonisées et des os. De nouvelles fouilles vont s’étendre sur quatre ans. Cet été, tout le mois d’août, une quinzaine d’archéologues en herbe ou avertis fouillent le sous-sol archéologique.
Le site voisin Droulers-Tsiionhiakwatha (tsiionhiakwatha veut dire « là où l’on cueille les petits fruits »), lui aussi dans le territoire de Saint-Anicet, a été découvert dans les années 1970 par le propriétaire des terres, François Droulers. La campagne de fouilles de 1994 à 1999 a permis de déterrer quelque 150 000 fragments de vases, de fourneaux à pipe, d’outils en pierre et en os, de restes culinaires. Une nouvelle campagne a débuté en 2010 sur ce site, le plus grand de son genre au Québec. La récolte dépasse maintenant les 425 000 artefacts.
« La quantité n’est pas importante, c’est la qualité de l’information qui prime, tranche le professeur Chapdelaine. Ici, sur le site Mailhot-Curran, on est à une échelle plus modeste avec laquelle on peut vite s’identifier. Si on trouve six maisons longues, ce sera un beau petit village à étudier.
La patience faite discipline
Le hameau date des environ de 1500. Moins peuplé que son grand voisin, il devrait néanmoins contribuer à la compréhension de la vie à une époque charnière de la vallée du Saint-Laurent marquée par la disparition des quelque 1500 Iroquoïens que Jacques Cartier avait rencontrés à Hochelaga. Plusieurs hypothèses s’affrontent, avec les épidémies exogènes ou les guerres autochtones comme causes possibles.
La bute, en retrait du fleuve, était moins vulnérable aux attaques-surprises. M. Millaire, né dans la rue Christophe-Colomb à Montréal, lance à la blague qu’il s’agit d’une lointaine banlieue d’Hochelaga.
La nouvelle équipe de fouille a nettoyé le terrain, avec l’aide du propriétaire, en coupant les petites souches, dans l’espoir d’utiliser le géoradar. Peine perdue. Le sol n’était toujours pas assez « lisse ». Idéalement, il faut un terrain gazonné ou sablonneux pour promener l’instrument capricieux qui permet de « voir » dans le sol avant de l’ouvrir.
Le résistivimètre, qui mesure la conductivité du sol, n’a rien donné de concluant. Le magnétomètre, qui relève le champ magnétique, a par contre révélé des anomalies, dont trois qui, lors de sondages, se sont révélées être un alignement de foyers, au centre d’une maison longue.
« Les images colorées représentent la susceptibilité du sol à être magnétisé, une propriété physique qui nous permet d’identifier des zones avec forte activité humaine (maison longue, foyers, fosses, etc.), explique M. Millaire par courriel, après l’analyse des données. Dans les tuiles sondées, les zones qui vont du jaune au blanc correspondent à des zones à fort potentiel archéologique. »
Le temps long
Une trentaine de maisons longues ont déjà été découvertes et fouillées par les archéologues au fil des décennies. D’où la question de béotien : à quoi bon en déterrer une ou plusieurs autres ?
Les savants expliquent que les nouveaux outils alliés aux nouvelles méthodes d’analyse justifient amplement l’effort. « Il y a cinquante ans, mes confrères auraient demandé à M. Maillot de retourner la terre avec un bulldozer, explique le professeur de l’Université de Montréal, lui-même pionnier de son domaine au Québec. Ils auraient récolté les artefacts comme on récolte des fraises. Ils se seraient contentés de placer un point sur une carte. Situer un site suffisait. »
Et maintenant ? « Notre projet, c’est d’aller le plus loin possible dans l’archéologie sociale, de connaître les familles dans leur intimité, les lignages, par exemple les liens entre les mères et leurs enfants, répond le spécialiste. Ces rapports se passent dans les maisons longues qui constituent l’unité d’analyse de base. »
Il faut aussi donner du temps à ce vieux temps. L’an dernier, l’équipe de l’École de fouille a traité 80 mètres carrés en 29 jours pleins. Dans les années 1960, les archéologues auraient consacré deux week-ends au même boulot.
« Les nouvelles techniques font gagner du temps en amont, en montrant où fouiller, explique encore le professeur Chapdelaine. En dix jours de travail, on a identifié des maisons longues alors qu’on aurait pu consacrer deux campagnes avant de les trouver. Ensuite, on est encore plus lents qu’autrefois. En France, des collègues mettent tout un été à fouiller 10 mètres carrés sur deux centimètres de profondeur. Moi, j’appelle ça éplucher. »
Chaque génération renouvelle la lecture, la compréhension, l’explication, ne serait-ce qu’en utilisant les balises des autres sciences sociales, mais aussi bien sûr avec les nouveaux outils, numériques ou autres. Un pédologue, François Courchesne, va étudier la composition chimique et minéralogique des sols pour encore mieux délimiter l’occupation du territoire. Une éthiologiste a déjà répertorié 22 000 os tirés du site voisin, « presque uniquement du poisson et presque exclusivement de la perchaude », précise le professeur Chapdelaine. Elle va s’attaquer cet été aux quelque 2700 os déjà trouvés sur le site Mailhot-Curran.
« Autrefois, il y avait cette idée de remplir les artefacts de musée et qu’ils pourraient toujours répondre à nos questions, dit le professeur Millaire. Pour nous, en fait, l’important, c’est le contexte.Tu ne peux pas trouver réponse à une nouvelle question sans retourner au contexte. Selon ce principe, beaucoup de collections de musée vont devenir obsolètes parce que les objets ont été mal documentés. On sait que telle pointe de flèche, par exemple, vient de tel site, mais pas de quelle maison en particulier, ou de quel niveau, alors que ce sont ces renseignements qui présentent de l’intérêt maintenant. »
Les techniques évoluent rapidement et les archéologues appliquent un principe de précaution préventive en laissant vierges des parcelles d’un site pour les générations futures, des équipes qui auront de nouveaux outils et de nouvelles questions. « Les équipes vont fouiller 10 % de Mailhot-Curran, explique le professeur Jean-François Millaire, pionnier de la néoarchéologie. Dans vingt ans, de nouveaux archéologues en fouilleront un autre bout à l’aide de nouvelles techniques. »