Un très bon article de Jacky Goldberg des Inrocks à lire.
Goldberg fait preuve d’un travail journaliste rigoureux, qui manque souvent dans nos médias actuels. Hollywood est-elle en crise? Oui et non. Il y a des nuances. Et il faut voir ce qu’en pensent les gens de l’industrie. La dernière citation, en conclusion, est en soi un morceau d’anthologie, chapeau à l’auteur! (D’ailleurs, qui est cette source anonyme? on veut son nom!)
Mais ce qu’il soutient d’emblée (“Hollywood est en crise”) et les propos sur lesquels il s’appuie sont en un sens emblématiques des discours classiques sur les “crises” hollywoodiennes. Règle générale, ceux-ci opposent une Hollywood d’antan plus créative, artistique et souvent idéalisée à une Hollywood actuelle désenchantée, aux prises avec un marché qui la rattrape et de cruels requins de la finance qui la mèneront à sa perte. Ils reviennent périodiquement, comme si Hollywood était constamment au bord de la chute. Sans doute nous intéressent-ils en raison de notre fascination pour ce qui est en déclin.
Les années 1980 par exemple ont souvent été dépeintes comme la “fin” d’une ère de liberté et d’audaces engrangée dans les années 1970 (i.e. la “New Hollywood” de Peter Biskind), au profit de la montée d’une “mauvaise” Hollywood corporatiste marquée par le blockbuster. Mais dans les faits, les succès commerciaux des années 1970 demeurent aussi conventionnels que ceux des années 1980, 1960, 1930 ou 1990 et si on y regarde de près, les années 1980 ont sans doute vu autant de créativité et d’essor artistique que les années 1970 et auparavant (voir David Bordwell sur ce sujet). Idem dans les années 1930: l’arrivée du cinéma sonore aurait marqué une régression par rapport aux années 1920 et l’âge d’or du cinéma muet. L’histoire semble maintenant se répéter: le blockbuster et le succès du cinéma indépendant des années 1990-2000 seraient les produits d’une ère créative faste comparativement aux tentpoles d’aujourd’hui, les “nouveaux méchants” de l’équation, résultats d’un débalancement entre “hommes d’affaires” et “créatifs”, voire véritables saccages commerciaux qui ne visent que la rentabilité au détriment de l’art.
On peut reprocher à ces discours leur manichéisme. L’art et le commerce ne s’opposent pas. Depuis au moins la Renaissance, l’art occidental est par définition commercial. D’ailleurs, le marché de l’Art actuel est sans doute autant lucratif pour les investisseurs et les agents que celui d’Hollywood. Ils n’ont toutefois pas les mêmes moyens et visent des publics opposés (l’élite contre le peuple). Si on revient à Hollywood seulement, depuis les années 1930, les studios dépendent des grandes corporations et des banques. Peut-être pas au même niveau qu’aujourd’hui, mais la finance a toujours été importante, et les hommes d’affaires ont leurs mots à dire sur les aspects artistiques des films comme les créateurs ont leurs mots à dire sur les finances des produits qu’ils fabriquent.
Mais ce n’est pas ce qui m’intéresse ici, parce que ces discours ne sont pas complètement fautifs non plus. Ils reflètent des réalités historiques, comme des périodes de transitions où l’usine à rêves se transforme, s’adapte et se modifie à de nouvelles réalités, dont elle est quelquefois victime, ou quelquefois qu’elle provoque elle-même. Aujourd’hui par exemple l’industrie hollywoodienne vit une mutation – on n’a qu’à penser à la chute du marché du DVD et de la VOD, à la montée de Netflix, à la projection numérique et au succès déjà quasi avorté de la 3D. Comme le mentionne Goldberg, la crise financière de 2008 et la grève des scénaristes sont des phénomènes qui sont aussi à prendre en compte, qui doivent bien sûr affecter le moral des troupes. Mais Hollywood a un long historique d’adaptation aux nouveautés et aux crises et, comme le mentionne une source anonyme citée par le journaliste, il s’agit peut-être plutôt d’un changement de cycle que d’une crise.
En fait, on ne peut reprocher complètement à certains internes de l’industrie de promouvoir eux-mêmes ces discours de la crise perpétuelle. Ils tentent à leur manière de comprendre ce que Bordwell avait appelé ”le problème du présent” (in 1997. On the History of Film Style, p.9-11 – Bordwell traite ici des historiens du style cinématographique en particulier et de l’art en général). Comment concevoir ce qui a lieu maintenant en regard de ce qui a eu lieu (passé) et de ce qui aura lieu (présent)? Comment inscrire et interpréter les événements et les phénomènes actuels de transformations, de mutations et de modifications dans une histoire qui se tienne?
Parler de crise perpétuelle est donc peut-être un moyen de faire face à l’angoisse du présent. En affirmant que ce qui a lieu est une “rupture” avec le passé, on a l’impression de distinguer clairement ce qui constitue le “maintenant”. Malheureusement, on gomme ainsi ce qui fait la subtilité de cet “insaisissable présent”, toujours mouvant, en continuité et en rupture avec ce qui est advenu et toujours pris face à l’inconnu de ce qui va advenir.
PS: Goldberg répond à mon billet sur Twitter. Rapidement, je précise que mon objectif est de pointer les discours de la crise, pas d’en faire porter le chapeau à Goldberg, qui nuance bien son propos de toute façon. La crise est peut-être réelle ou non, nous le saurons sans doute plus tard. Ce qui est intéressant est de voir qu’une partie de l’industrie elle-même (les propos que rapporte Goldberg) se considère comme perpétuellement au bord du gouffre (et qu’eux aussi font des nuances, comme Joel Silver, qui souligne qu’il n’y a pas de crise mais un statut quo puisque c’est l’essence du business que d’avoir des gagnants et des perdants).
Guillaume Campeau