Réponse à H. Dumas sur les nouvelles règles de la télévision… et du cinéma
Dans un article paru ce matin dans La Presse, Hugo Dumas se réfère à un dossier du GQ (“Stop Flipping! The New Rules of TV”) sur les “nouvelles règles de la télévision”.
L’argument de Dumas est intéressant parce qu’il aborde la question de la consommation du contenu télévisuel à l’heure de Netflix et des chaînes spécialisées. Pourquoi continuer de zapper entre les chaînes passivement et attendre que le contenu vienne à nous en amont alors que nous pouvons plus facilement sélectionner ce contenu activement en aval? Ce n’est pas une question nouvelle, certes, mais il est toujours bon de la rappeler.
S’appuyant sur GQ, Dumas nous propose de délaisser la désinvolture du zapping et de se magner plus directement vers un meilleur contenu, ce qui me paraît logique et sain dans l’ensemble. Ensuite, en bon critique, il offre sa sélection personnelle et donc forcément contestable de ce qu’il considère comme un bon contenu – et c’est son rôle de critique que de nous suggérer ce qu’il croit être le contenu le plus pertinent en ce moment. À ce point, on pourrait débattre passionnément avec lui de nos goûts (“Boardwalk Empire”, de mon point de vue, représente ce qui se fait de mieux à l’heure actuelle malgré ce qu’en disent Dumas et GQ, mais je n’aurai jamais l’occasion de comparer avec eux parce que je ne regarderai jamais toutes les émissions qu’ils proposent, faute de temps).
On pourrait aussi comparer GQ et Dumas pour relever certaines omissions ou différences de goûts entre les parties (GQ parle de 18 règles, Dumas en a vues 17; une des règles de GQ est “British TV is not Always better than American”, Dumas souligne que “la télévision britannique est souvent synonyme de grande qualité”; GQ ne mentionne pas de retourner aux classiques et leur règle 16 est d’arrêter de parler de “The Wire”, Dumas demande de revenir aux classiques et suggère entre autres de revoir “The Wire”), mais encore une fois, Dumas n’est pas là pour plagier GQ et il ne fait que proposer honnêtement sa version des règles.
Ce sur quoi je veux réagir, c’est plutôt cette affirmation de Dumas, que je n’ai pas vue dans GQ, et qui semble lui appartenir de plein gré:
La télé est devenue meilleure que le cinéma. Feuilletez l’horaire dans votre journal préféré. Pour combien de films seriez-vous prêts à payer une quinzaine de dollars? Deux, trois ou quatre, peut-être? Parfait. Maintenant, combien de séries télé aimeriez-vous avoir le temps de suivre? True Blood, Game of Thrones, Californication, Dexter, Shameless, The Big C, Girls, Bored to Death,Homeland, la liste pourrait garnir une page complète.
Il me semble assez facile de contester Dumas sur son propre terrain puisque sa comparaison est injuste et ne tient pas la route. Pour être “fair play” dans un match hypothétique entre contenu télévisuel et cinématographique (match ridicule soit dit en passant, comme si on allait dire que la peinture de la Renaissance était meilleure que la sculpture à la même époque), il faudrait comparer une grille horaire télévisuelle TRADITIONNELLE telle qu’elle apparaît dans le guide horaire du journal La Presse, avec l’horaire de cinéma auquel il fait référence, qui est très “old school” et non représentatif de la manière avec laquelle on consomme majoritairement les films aujourd’hui, c’est-à-dire ailleurs qu’en salle, que ce soit à la télévision, sur DVD ou via une plateforme internet.
Il faudrait donc revenir au “zapping” soi-disant passif (qui, à l’époque de son invention, était considéré comme une révolution vers un spectateur plus “actif” et sélectif qu’auparavant) pour chercher entre nos 600 chaînes EN CE MOMENT ce que l’on jugerait “meilleur” (selon des critères de goûts subjectifs, et j’ai déjà souligné que je n’ai visiblement pas les même que Dumas ni GQ). Personnellement, je sais que je choisirai entre un match sportif en direct (situation de zapping traditionnel que GQ défend dans ses “nouvelles règles”, mais que Dumas n’aborde pas), les nouvelles ou, vu mon intérêt personnel pour le cinéma, un film, mais sans doute aucune des émissions que mentionne Dumas ou GQ parce que comme eux, je les regarde en DVD, en streaming, sur Netflix, tout sauf à la télévision traditionnelle. Dans ce dernier cas où je regarde un film tranquille chez moi à la télé (j’ai au moins quatre chaînes qui ne diffusent que des films et je n’en veux aucune qui diffuse des séries télés), est-ce à dire que j’ai choisi la télévision ou le cinéma, et qu’est-ce qui devient meilleur ou pire?
Finalement, la question du prix est erronée. Si je vais voir un film en salle au plein prix, je peux payer jusqu’à 15$ (souvent, j’arrive à payer moins), mais j’ai une expérience que la télévision ne peut pas m’offrir (salle, grand écran, son). De plus, il est maintenant possible de voir des concerts en direct, des matchs de lutte et de jouer sur une console vidéo dans une salle de cinéma (et ça coûte souvent plus que 15$), alors qu’avant tout cela était réservé à l’écran de télévision. Mon abonnement à la télévision numérique me coûte plus de 50$/mois (et je n’ai pas le HD), et nous le conservons pour nos enfants plus que pour nous. Si je décide de voir un film en DVD, il me coûte le prix d’une location. Une série télé vient souvent en plusieurs DVD, et une saison peut me coûter trois ou quatre locations différentes. Et si je choisis de regarder mon contenu en streaming, la bande passante de la série télé sera plus élevée que celle d’un film, donc plus coûteuse. Il faut vraiment que la série m’intéresse pour que je choisisse de payer pour la voir, alors que je suis plus prompt à prendre ce risque pour un film parce qu’il est moins coûteux. C’est un choix très personnel, je sais que Dumas et GQ ne feraient pas comme moi, mais c’est comme ça et je ne suis pas le seul à penser ainsi.
Pour être juste, il faudrait donc s’en remettre aux nouveaux canaux de diffusion de contenus audiovisuels pour remarquer que ceux-ci ne se limitent pas aux séries télés, comme le laisse sous-entendre Dumas. Ils impliquent au contraire beaucoup de diversités (télés réalités, vidéos amateurs, nouvelles, clips, etc.), dont énormément de contenu cinématographique. En effet, un spectateur abonné à Netflix peut choisir aussi bien un film qu’une série télé, et aussi bien un film actuel qu’un classique du cinéma (veut-on vraiment faire une balance de poids pour voir s’il y a plus de classiques inestimables en cinéma qu’en télévision et pour voir ce qui est “meilleur” entre les deux?), des contenus hybrides (une websérie et un webfilm, ça rentre dans quelle case?), voire éventuellement des contenus que nous ne pouvons imaginer aujourd’hui.
Est-ce à dire que le cinéma actuel est moins bon que la télé actuelle? Lorsque la sélection de Cannes sortira sur nos écrans puis sur DVD, Netflix, iTunes, SuperÉcran et autres, et que Dumas préférera se retaper CSI: MIAMI chez lui en rafales, il pourra nous en reparler.
Guillaume Campeau
Source: Le blogue de Gui CD
«Lorsque la sélection de Cannes sortira sur nos écrans puis sur DVD, Netflix, iTunes, SuperÉcran et autres, et que Dumas préférera se retaper CSI: MIAMI chez lui en rafales, il pourra nous en reparler.»
Guillaume a raison de réagir au jugement péremptoire du critique de La Presse lorsque celui-ci déclare que «La télé est devenue meilleure que le cinéma». Je pense aussi qu’il pourrait être intéressant de se pencher sur la relation télé/cinéma autrement qu’en termes de contenus, l’envisager plutôt du point de vue d’une «esthétique de la réception» qui permettrait de comprendre qu’un énoncé comme celui de Dumas est conditionné par une certaine confusion entre «expérience cinématographique» et «expérience télévisuelle». On pourrait penser peut-être que Dumas vieillit, qu’il sort moins et qu’il préfère le confort de son salon aux salles obscures des cinémas. Mais bien entendu ce n’est pas ça qu’il veut dire puisque grâce aux nouveaux «canaux de diffusions», le cinéma qui sort en salle sur nos écrans (ou qui jamais ne sortira en salle sur nos écrans), devient disponible à demeure. Et pas juste le dernier film tourné, car en principe, ou sous peu, toute l’histoire du cinéma peut être convoquée et visionnée chez soi, au petit écran, toujours petit, malgré la plus «big screen tv», par rapport à l’écran des salles de cinéma, le grand écran; le vrai «big screen».
Avant la venue des «nouveaux canaux de diffusion», la différence entre la télé et le cinéma en était d’abord une d’écran. Cette différence tend maintenant à être oblitérée sous prétexte que les meilleures séries télé sont tournées avec des moyens techniques qui sont sensiblement les mêmes que ceux du cinéma. Nous en serions donc venus à ce moment de l’histoire du cinéma où l’on fait du cinéma qui ne pourra jamais être vu au cinéma, qui n’est pas destiné à sortir, en salle, sur nos écrans.
Je ne doute pas que «Boardwalk Empire» ou que «The Wire», l’incontestable meilleure série de tous les temps dont il faudrait pour cette raison arrêter de parler d’après la règle 16 de GQ, je ne doute pas que les meilleures séries télé passeraient très bien au grand écran, mais on ne peut pas vraiment se rendre compte, pour ne donner qu’un exemple, de l’immensité poétique du génie de Charlie Chaplin si l’on n’a jamais vu son Charlot évolué sur le «Big screen».
Je ne me fais pas le contempteur de quoique ce soit, les «nouveaux canaux de diffusions» sont des merveilles et, à bien des égards, le petit écran à demeure est quand même «big»( screen tv») et ajoute bien plus qu’il ne retranche. Je cherche seulement à comprendre ce qu’il en est de l’écran, de la grandeur de l’écran, en regard de l’essence du cinéma. Godard dans «Histoire(s) du cinéma» s’interroge, notamment, sur l’effet qu’a eu la venue du son sur la façon de faire des films. Il considère que l’ajout du son a, en un sens, fait bifurquer le cinéma de son essence qui, pour lui, réside dans le «montage», la mise en relation d’images en mouvement produisant une narration. De ce point de vue, le son et la voix, sont des propriétés accidentelles et, de fait, un film sans parole, ou un film dans lequel la dimension sonore et vocale ne conduit pas la narration, reste toujours un film. Pour Godard la surdétermination du son et de la voix a fait perdre au cinéma sa différence spécifique en le transformant en «théâtre filmé». Alors, dans un perspective comme celle-là qui se tourne vers les éléments les plus «basiques» du cinéma, comme le son, la temporalité, le montage, etc., je cherche donc à comprendre ce qu’il en est de l’écran, de la taille de l’écran: est-ce qu’il y a une relation essentielle entre «cinéma» et «grand écran»? Et avec le grand écran, vient l’environnement de la salle de cinéma, le visionnement public, l’émotion partagée, etc.
En somme, les «nouvelles règles de la télévision et du cinéma» opèrent des déplacements et font bouger les frontières: la télé c’est du cinéma qui ne peut être vu au grand écran et le cinéma qui de plus en plus n’est vu qu’au petit écran c’est de la télé qui s’ignore.
En effet, la question de la taille de l’écran est importante dans une histoire comparée du cinéma et de la télévision.
Si on remonte dans le temps, l’explosion de la télévision dans les années 1950 vient affecter profondément l’industrie du cinéma. On sait que les studios hollywoodiens connaissent une crise parallèle à cette explosion. D’autres facteurs expliquent cette crise, mais la télévision en est un des plus importants.
Comment réagissent alors les studios à cette nouvelle compétition que lui oppose la télévision? Plusieurs stratégies sont développées. Attardons-nous sur une de celles-ci: les systèmes d’écrans larges.
À l’époque, la majorité des films étaient tournés en format 4:3, ce qu’on appelle le ratio académique. Ce format ressemble de près à votre écran de télévision traditionnel ou celui de vos parents (oui oui, le vieux téléviseur cathodique gros, lourd et carré). On pense alors à récupérer des systèmes d’écrans plus larges que ce format, à partir de brevets existants depuis plusieurs années mais jamais exploités par les studios. Le CinémaScope et le VitaScope sont ceux qui ont eu le plus de succès. Ils permettent essentiellement de différencier le produit cinématographique du produit télévisuel. On retrouve par exemple des affiches de promotion ces systèmes qui vantent le « Big Screen », un écran « mur à mur » (un peu comme la promotion des systèmes UltraVX actuels) ou encore une expérience que l’on ne peut avoir au cinéma (affiches citées de mémoire).
Autrement dit, l’industrie cinématographique fait elle-même la promotion d’une sorte « d’essence » du cinéma qui n’existe qu’en salles et que la télévision ne peut offrir, afin de faire revenir le public en salles. Ironiquement, l’argument de l’écran large revient depuis une décennie ou deux pour le développement des téléviseurs HD, qui tendent à se rapprocher de ces systèmes.
D’autres éléments dans ce débat pourraient être soulevés. Par exemple, le fait que dans les années 1950, l’industrie télévisuelle émergente manque de contenu à diffuser sur ses ondes. Elle se tourne alors vers les studios de cinéma pour acheter des banques de films et les diffuser. À partir de ce moment, il devient donc possible de consommer un film à l’extérieur d’une salle traditionnelle et de le voir chez soi. Donc les nouveaux de canaux de diffusion amplifient cette problématique qui n’est pas nouvelle en la démultipliant et la complexifiant encore plus.
Aussi, si on revient un peu en arrière, le cinéma n’a pas toujours été relégué au long métrage de fiction de 2h tel qu’on le connaît. Dès les années 1910 et au moins jusque dans les années 1940 existaient ce qu’on appelle les « serials », des séries de films de plus ou moins une heure qui se suivaient les uns les autres. Je ne sais pas si ces films existaient à la semaine ou au mois, mais ils ressemblent à nos formats de série télé.
Les littéraires pourraient facilement nous rétorquer qu’autant les « serials » d’antan que les « séries actuelles » reposent sur des procédés développés avec le roman. Les feuilletons de Balzac ou Dickens sont par exemple très populaires au XIXe siècle dans les journaux, et les systèmes de récits parallèles, de fins d’épisode en « climax » pour créer une accroche pour l’épisode suivant, de suspense, etc. sont semblables à ceux qu’on utilise encore aujourd’hui. Les créateurs de « The Wire » ont vu juste quand ils se sont réclamés des romans de Balzac, Dickens et Tolstoi: ce qu’ils font et ce que font leurs compères à la télévision depuis des lustres vient de là… et peut-être même d’encore plus loin.
Finalement, il y aussi la question des praticiens. Ceux qui font de la télé au début viennent du cinéma, et les générations d’artistes et de techniciens qui suivent vont souvent de l’un à l’autre. Où est la frontière entre les deux? Quand on regarde les conglomérats médiatiques comme Sony, Warner Brothers ou Fox, qui produisent l’un et l’autre (ainsi que beaucoup d’autres choses), on sent que cette frontière est ténue.
Il y a tout de même des différences importantes. Chacun sait qu’un film n’est pas une série télé ni un roman et réciproquement. Mais, l’argument d’Hugo Dumas (et peut-être aussi de GQ) manque de perspective historique.
Je retiens tout de même la dernière formule de Bruno Lacroix:
« En somme, les «nouvelles règles de la télévision et du cinéma» opèrent des déplacements et font bouger les frontières: la télé c’est du cinéma qui ne peut être vu au grand écran et le cinéma qui de plus en plus n’est vu qu’au petit écran c’est de la télé qui s’ignore. »
Cette formule est habile. Depuis une décennie, on sent une tendance vers un « style nivelé » entre le cinéma et la télévision: les séries télés qui essaient de « faire film » et les films qui se prennent pour « des séries ». Mais c’est déjà un autre sujet. 🙂