François-Guy Touchette – Saumonier. Le Devoir, 06/08/12
Dans ces pages, je signai en février 1996 un court article sur le pillage des fossiles sur l’île d’Anticosti qui trouvait son débouché économique dans la vente de ces pièces archéologiques uniques à des collections privées et publiques partout dans le monde. Aujourd’hui, j’estime que sa survie même est en jeu.
Car cette île, la plus grande du Québec, rachetée à la Wayagamack Pulp and Paper Company (qui deviendra en 1931 la Consolidated Bathurst), est un lieu privilégié par la quantité et la qualité de ses témoins du passé de l’histoire de la Terre, se comparant par son importance à ce lieu mythique qu’est Miguasha, en Gaspésie.
Surtout, ce qui caractérise cette île fantastique, c’est son isolement et le fait que l’humain l’a pour le moment peu envahie. Ou encore le caractère exceptionnel de sa flore, qu’un frère Marie-Victorin, le père de la botanique au Québec, a reconnu, au point de consacrer à celle-ci un livre, la Flore de l’Anticosti-Minganie, où il décrit pour les générations futures la richesse de pièces botaniques uniques à ce site.
De plus, on ne peut passer à côté de sa faune, sa vitrine la plus connue du public québécois, qu’un Français, Henri Menier, enrichit en 1895 avec des cerfs de Virginie ainsi que des crapauds (ce qui est moins connu), histoire de contrer les insectes piqueurs sur l’île, etc.
Et, enfin, de ses rivières à saumon. Ces dernières, par contre, eurent malheureusement à subir du braconnage, surtout lors de l’ouverture de l’île au grand public par la Société des établissements de plein air du Québec (SEPAQ). Vu le nombre de ses rivières et la vastitude du territoire à parcourir, la tâche de surveillance s’avère impossible à réaliser, ce qui explique que bon nombre de rivières d’Anticosti soient aujourd’hui exemptes du roi de nos eaux. Mais ce n’est pas le seul facteur expliquant cette disparition. Il y a la pêche accidentelle, le réchauffement des eaux, le changement de sexe dû aux produits chimiques et aux cosmétiques, etc.
Par ailleurs, deux autres éléments concourent à rendre l’île unique. Ainsi, c’est l’endroit au Québec où l’on trouve le plus grand nombre de cavernes, en raison de son sol calcaire
Et pour terminer cette longue énumération des caractéristiques faisant d’Anticosti un petit paradis, il y a ces canyons incroyables, dignes de westerns étatsuniens, et ces chutes magnifiques, dont la chute Vauréal, la plus célèbre de toutes.
Lieu de naufrages
Anticosti est connue et reconnue depuis des temps immémoriaux pour ses côtes hostiles parsemées de hauts fonds traîtres. C’est même à eux qu’elle doit son nom : Anticosti ou Antiscoste ou Anticosty, ou encore Antiscosty ou Enticosti, et, chez les Micmacs, le nom de Natigôsteg, qui veut dire « terre avancée ». Jacques Cartier, en passant par le détroit de Belle-Isle, disait en 1535 pour la nommer : « ladicte ysle que nous avons nommée l’isle de l’Assumption ». À l’époque, bien entendu, il ne savait rien de ses eaux traîtresses.
Parce que l’île, c’est aussi et surtout un lieu de naufrages. Pas étonnant qu’on l’ait surnommée le cimetière du Saint-Laurent. Pas moins de centaines de navires s’y sont brisé les flancs, entraînant dans la mort des milliers de personnes. Rien que de 1828 à 1899, on compte 138 naufrages. C’est dire combien le site est dangereux.
Lors du rachat de l’île par le gouvernement du Québec, en 1974, le gouvernement fédéral, dont les eaux tombent sous sa juridiction, s’était engagé à « dépaver » tous les navires qui en parsemaient ses côtes, à l’exception de l’épave, devenue touristique depuis lors, du Wilcox, que l’on peut apercevoir ou visiter de l’extérieur de nos jours.
Il existe donc un danger réel de naufrages, et ce, encore aujourd’hui. À preuve, selon les dernières statistiques disponibles, entre 1980 et 1982, malgré des phares encore actifs, on recense trois naufrages.
Et si un pétrolier…
On imagine alors l’impact d’un navire pétrolier venu prendre sa cargaison de pétrole et qui s’échoue ou qui se brise en deux et laisse échapper l’irrémédiable dans une des deux baies accessibles aux navires. Ou encore l’effet d’un bris d’un possible pipeline sur la faune, la côte et les poissons et crustacés qui nagent ou qui vivent présentement dans ces eaux en toute tranquillité, ignorant tout de l’épée de Damoclès que l’humain met au-dessus de leurs têtes.
Ce qui est en jeu ici, c’est tout le capital touristique, faunique, de la flore propre à une île unique face au Grand Capital qui veut développer le potentiel pétrolier et gazier de celle-ci. En somme, c’est toujours la même confrontation entre l’économie à tout prix et les jobs face à une écologie fragile.
J’imagine la rivière Jupiter après ce passage de l’économie dans les parages anticostiens, vide de toute truite de mer et de tout saumon, anéantis comme bien d’autres caractéristiques que j’ai énumérées plus haut. Sauf que cette fois, l’île a une chance de s’en sortir à cause de sa barrière naturelle : ses risques énormes de naufrages sur ses hauts fonds.
Est-ce que, dans l’avenir, on assistera à la revanche de la nature ? Je ne nous le souhaite pas !