Cinquante ans. En 1962, les Rolling Stones donnaient leur premier concert dans une salle londonienne, le Marquee. De Charles Baudelaire à Michel Onfray, le philosophe Daniel Salvatore Schiffer, auteur de plusieurs ouvrages sur le sujet, revient sur des siècles d’esthétique dandy.
Depuis lors : un demi-siècle de «satisfaction», avec une avalanche de tubes planétaires, pour Mick Jagger et sa bande (Keith Richards, Bill Wyman, Charlie Watts, Ron Wood), de géniaux déjantés, tous défoncés à l’acide ou à l’héroïne. Quelques-uns de leurs plus incisifs riffs électriques sont là pour nous le rappeler, sans équivoque et même très explicitement : «Brown Sugar», «Sister Morphine».L’un des fondateurs du groupe, Brian Jones, ne fit d’ailleurs pas long feu, ravagé par l’alcool et miné par la drogue. Il mourut, dans la nuit du 2 au 3 juillet 1969, noyé dans sa piscine, après avoir ingurgité un de ces cocktails explosifs, à l’âge de 27 ans seulement, comme ces autres musiciens cultes et icônes du pop-rock que furent Robert Johnson, Jimi Hendrix, Janis Joplin, Jim Morrison, Kurt Cobain et Amy Winehouse : «sex, drugs and rock’n’roll» diront ceux qui voudront expliquer ainsi cette attitude extrême, défiant jusqu’à la mort bien plus que la vie, de ces nouveaux maudits, à l’instar autrefois d’un Rimbaud ou d’un Lautréamont, des temps modernes. A moins qu’il ne faille plutôt parler là, comme le fit Artaud à propos de Van Gogh, de «suicidés de la société».Car c’est bien là ce qui distingue les Rolling Stones de leurs rivaux de toujours, les Beatles : cet aspect profondément rebelle, plus encore qu’insolent (à l’image de leur logo semblant tirer la langue au monde entier), où la «rock attitude» la plus provocante confinait parfois, aux dires de la société d’alors, à l’outrage aux bonnes mœurs. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si leurs frasques les conduisirent parfois aussi, en ces turbulentes années-là, en prison, tout comme, un siècle plus tôt, un certain Oscar Wilde, qui fut, pour cette jeunesse aspirant à la liberté («My Generation», revendiquait, toutes guitares saturées, un autre historique «rock band» en ce temps-là, les Who), un modèle avant la lettre.Preuve en est – peu de gens l’ont remarqué – que cet immortel auteur du Portrait de Dorian Gray trône, telle une figure tutélaire, sur la pochette du plus légendaire des albums des Beatles : Sergent Pepper’s Lonely Hearts Club Band, sorti en 1967. C’est dire si ce rock tel que l’incarnèrent des groupes comme les Beatles et, surtout, les Rolling Stones, s’avère, également, une expression, par-delà ses excès comportementaux, du dandysme moderne et contemporain : Rebel Rebel chantait David Bowie, dandy aussi sophistiqué que décadent, au temps du très androgyne et endiablé Ziggy Stardust.Mais le diable lui-même, après tout, n’est-il pas, à en croire La Bible, un ange à la fois rebelle et déchu, sinon dépravé ? Ce fut d’ailleurs là l’un des tubes les plus sulfureux, forcément très controversé à cette époque encore pudibonde où il envahissait les «hit parade» londoniens et newyorkais, des Stones : Sympathy for the Devil.
La révolte des dandys
Oscar Wilde
Le culte du moi : distinction et singularité
Le dandy, un virevoltant mais gracieux agitateur d’idées, pour reprendre le slogan d’une grande marque de librairie française. Mieux : l’anticonformisme incarné, doublé d’une révolte par l’élégance. Le summum, en somme, de la pensée libertaire, fût-elle en ce cas, comme le spécifie Michel Onfray dans sa Politique du rebelle (judicieusement sous-titrée Traité de résistance et d’insoumission), «infusée par une mystique de gauche»[4], laquelle, poursuit-il, « peut très bien fonctionner sur le mode artistique »[5].
Le dandysme, ou le rejet, définitif et sans concession, de toute autorité, du moins celle qui prétendrait intenter à son impérieux sens de l’individualisme : «Et il faut noter que c’est parce que l’Art est cette forme d’individualisme intense que le public essaie d’exercer sur lui une autorité qui est aussi immorale que ridicule, aussi corruptrice que méprisable.»[6], lance Wilde, en cette utopie révolutionnaire et même anarchiste qu’est L’âme de l’homme sous le socialisme, à la face de ses contemporains.
Et pour cause, enchaîne-t-il : «L’art est individualisme, et l’individualisme est une force qui dérange et qui désintègre.»[7]
Michel Onfray, dans sa Politique du rebelle, commente, non moins opportunément : «Le dandy vise le sublime. La politique libertaire aspire au même type d’objectif : l’assomption de l’individu artiste réagit contre l’effondrement des particuliers vers les bas-fonds où triomphent les vertus et les valeurs bourgeoises. (…). Le dandysme théorise la revendication de garanties multipliées pour l’expression de l’individualité et la souveraineté des monades.»[8]
C’est dire, comme le réputa Camus en son Homme révolté, si le dandy, en effet, «ne se maintient que dans le défi» et si, mieux encore, il «ne se pose qu’en s’opposant»!
Car c’est aussi cela, effectivement, un dandy : un aimable et charmant contestataire, vaguement anarchiste… un anar de luxe. Mieux : le plus sophistiqué et chevaleresque des actes de résistance face au conformisme ambiant, ce dogmatisme guindé, cancérigène pour l’intelligence, que l’on appelle la «pensée unique» ou encore, pour employer un néologisme bien de chez nous, la «bien-pensance»!
Wilde, dans son Âme de l’homme sous le socialisme, l’avait déjà dit et redit, y mettant à mal cette sacro-sainte notion d’autorité qu’il abhorrait, lui l’insoumis jusqu’au trépas, par-dessus tout : « »Qui veut être libre, a dit un grand penseur, doit refuser d’imiter. » Et l’autorité, en transformant les gens en imitateurs, crée parmi nous une variété très grossière de barbares au ventre plein.»[9] Admirable de noblesse d’âme, ce haut chant de liberté.
Honni soit qui mal y pense !, énonce la célèbre devise anglaise. Raison pour laquelle Onfray peut encore écrire : «Enfin, cynique, dandy et libertin, le libertaire s’affiche aussi en romantique, car il se sait engagé dans un combat de Titans, où il perdra tout, fors l’honneur.»[10] Car le dandy, en effet, est, par essence et même quintessence, un être libre, libertin et libertaire : magnifique triptyque, que ni Mick Jagger ni Keith Richards ne contrediront certes, bien au contraire, sur ce très subversif point.
Bon anniversaire, donc, à ces dandys (bien plus que papys) du rock : «Clap your hands, dandy on the rocks !»
Daniel Salvatore Schiffer est l’auteur de Philosophie du dandysme (PUF), Le dandysme, dernier éclat d’héroïsme (PUF), Oscar Wilde (Gallimard) et Le Dandysme – La création de soi (Bourin Editeur).
Source: Marianne 2, 13/07/12