Témoignage d’un étudiant en Histoire & Civilisation, lors de la journée de commémoration des 100 jours de la grève étudiante, soit le 22 mai 2012.
La manif du 22 mai.
Il est dix-sept heures, le vacarme bat son plein, armé d’un tam-tam je contribue à celui-ci, l’océan rouge déferle sur la rue Berry, le point d’arrivé est atteint en partie. La manifestation est depuis longtemps déclaré illégale par les forces de l’ordre, mais qui serait assez fou pour charger autant de bons gens qui exercent leur droit en toute quiétude ? Le mot d’ordre était la désobéissance civile, un terme qui horrifie les libéraux. C’est ainsi que tout se déroula sans grabuge, que la commémoration fut couronnée de succès, même si la pluie battante avait tenté de nous disperser. Trempé de la tête au pied, en compagnie de mon compatriote « Dust », la manif terminée, nous nous dirigeons vers la voiture lorsqu’on tombe par pure coïncidence sur d’autres amis. L’heure du repas arrivé, nous prenons place au Roi de l’Inde, un nom à la résonance prétentieuse, mais qui finalement était à la hauteur des attentes. Durant le brouhaha émanant de la conversation autour de la table, l’idée de participer à la célèbre manifestation nocturne nous vient à l’esprit. Puisque nous sommes à proximité, pourquoi pas ? L’addition payée, nous partons en direction du parc Émilie-Gamelin, il doit être vingt heures.
Parc Émilie-Gamelin.
On fait un arrêt au Tim, pour se réchauffer, le café à la main on continue notre route. Maintenant arrivé au parc, on peut apercevoir une foule de protestataire. La police montée toujours impressionnante est présente. Elle surveille le périmètre et avec elle des dizaines de voitures aux quatre coins du quadrilatère patrouillent. Masques et visages s’entremêlent dans la masse, en attente du départ de la marche. Nous installons la fameuse radio Bosch et vétéranne des manifestations à « Dust », puis nous jouons au aki. La manifestation est déclarée illégale, faute d’avoir remis aux autorités le trajet a emprunter, mais aucune annonce n’est faite par la police, tout le temps où nous avons été présents. Quelques minutes passent et la marche débute, d’autres amis se sont joins à nous. Alors nous marchons, la manifestation nocturne ressemble de près à la précédente qui a eu lieu durant la journée. L’ambiance est festive, nous marchons dans le sens du trafic, en direction du centre-ville. Quelques feux d’artifices sont projetés en l’air, rien de bien alarmant et la police nous escorte d’un pas lourd. J’entends dire qu’il ne faut pas traîner et s’éloigner de l’arrière de la foule autant que possible. J’en prends note sans toutefois m’en inquiéter.
La Charge.
Nous sommes arrivés au centre-ville, les terrasses sont pleines à craquer, les slogans passent d’«un peuple uni jamais ne sera vaincu » à « Douchebags dans la rue ». Le tout se déroule dans le calme, nous sommes maintenant des centaines sur les trottoirs et la rue, mélangés aux « fêtards innocents ». La fête est aire ouverte, les curieux sont tous dehors en train de nous regarder dévaler la rue. Nous procédons sur Sainte-Catherine en direction de l’Ouest. Toujours le même bal qui se déroule. Soudain, j’entends derrière moi, des cris perçants nous incitant à courir. Vraisemblablement, le Groupe d’Intervention chargeait. C’est le chaos, les gens s’affolent, moi aussi, car je connais leur patience et discernement raisonnable légendaire. Dans la mêlé je suis accompagné de « Dust », je perds les autres de vue, qui sont partis dans un sens opposé. On réussit à se dégager de la première souricière, mais beaucoup n’y parviennent pas. À ce moment-là nous sommes sur Metcalfe st, une femme affolée, dans la vingtaine accourt vers « Dust » et moi. Elle nous raconte sous l’état de choc, dans un français ontarien, qu’elle vient d’être agressée sexuellement et battue par des GI. On demande à avoir plus de détails vue son état hystérique, car dans le feu de l’action, le désordre, les choses se passent très rapidement. Durant la charge des GI sur Sainte Catherine O., elle s’est fait renverser puis frapper à coup de bâtons, ensuite un GI en voulant là relever l’aurait « pris par le vagin ! » et lui aurait dit, « tu aimes ça participer aux manifestations hein ? ». Son copain qui se tenait derrière elle, criait au meurtre, puisqu’il venait de se faire asperger de poivre par les GI en tentant de protéger celle-ci. Parallèlement je tentais de trouver le cellulaire à « Dust », car durant la charge il s’était volatilisé, je voulais savoir si mes amis étaient saufs.
La dispersion.
Voilà la situation était tendue, la police fabriquait des murs improvisés aux grandes artères. Les curieux étaient partout, ils regardaient, manifestants et fêtards. Les protestataires semblaient dispersés et la police procédait à des manœuvres confuses. Il y avait des cortèges, des bus et des auto-patrouilles remplis de GI, qui déambulaient de gauche à droite. Et comme une souris pris au piège je sentais qu’il ne fallait pas traîner. Car les policiers font des mouvements bien précis, ils ne s’agitent pas dans tous les sens sans raisons, c’est une organisation paramilitaire et ils sont « professionnels ». Je mets l’ambiguïté sur le mot professionnel, pour ce qui va suivre. « Dust » et moi désireux de partir, traversons Sainte-Catherine, par Mansfield. Sur cette rue se trouve une trentaine de personnes dispersés. Nous marchons sur le trottoir, lorsque quelques gens nous arrêtent pour poser certaines questions concernant la radio Bosch que nous trimbalons. Du coin des yeux, je vois la manœuvre des policiers, « ils referment le mur sur nous Dust ! ». En effet, c’était la deuxième souricière, entre Maisonneuve et Sainte-Catherine, sur Mansfield. Ne voulant pas être pris au piège nous prenons nos jambes à notre coup dans la direction opposés aux policiers, réflexe logique. Toutefois ils sont apparus en ce sens aussi.
L’arrestation et le bref contact des GI.
La matraque en l’air et au pas de cours ils ont foncé sur nous. « À genoux ou j’ten câlisse une que tu vas te rappeler pour le restant de ta vie ! », m’ordonnait le GI. Pendant qu’à ma gauche un anglophone visiblement en état d’ébriété légère criait « I don’t understand ! », tout en se faisant ensevelir de coups. Alors pour le bien du GI, et pour ma santé, j’obéis. Car il n’était pas question de ne pas obtempérer vue l’agressivité qui débordait de leur uniformes. Ensuite, ils nous ont rassemblés sur le mur du bâtiment Simons. Les trente mêmes qui étaient dispersés sur la rue en toute quiétude avant la charge. Assis sur le béton, attroupé comme du bétail, les GI nous entouraient. Ils se félicitaient, nous narguaient et répondaient dans un langage beaucoup trop familier aux citoyens qui étaient à leur pieds, citoyens qui étaient passifs et coopérants. Un GI à la tête grisonnante et bedonnant nous sermonnait, « moi mes enfants sont bien élevés, ils ne manifestent pas et ont leurs diplômes ». La réponse d’un compatriote au sol débordante de véracités nous fit tous éclatés de rire, « Très bien, ils ont été élevés à coups de matraques ? » Sous les rires incontrôlables, il répondit simplement bon séjour au poste les jeunes avant de quitter pour laisser place aux policiers, puisqu’ils allaient procéder à d’autres souricières.
L’article 37 de la municipalité, attroupement illégale.
Désormais, les agents de la paix arborant le dossard fluo nous entouraient, certains avaient un regard qui en disait long sur leur comportement. En particulier cet agent qui nous fixait dans les yeux d’un regard psychopathe, mâchant la gomme qu’il avait dans la bouche. D’autres regardaient le sol à chaque fois qu’ils croisaient l’un de nos regards, comme s’ils avaient honte de ce qu’ils faisaient. Sans cesse on demandait pourquoi nous étions là, « sommes-nous en état d’arrestation, allez-vous nous laisser partir ? ». Certains nous répondait avec courtoisie, « l’enquêteur va tout vous dire ça tantôt ». D’autres discutaient de leur fin de semaine. Puis un débat s’ensuivit, puisqu’on avait tous deux heures à tuer avant l’arrivée des bus. L’évocation de la brutalité policière inutile, le profilage politique, la comparaison à l’incident Villanueva, Victoriaville, le matricule 728, tout y passait. Un policier nous disait qu’il avait participé aux manifestations de 2008, mais que maintenant il n’a plus le droit de manifester, puisqu’il a prêté serment en devenant agent de police. Comme une amie militaire qui me disait qu’elle n’avait pas le droit de manifester au niveau fédéral, mais uniquement provinciale. Incroyable pensais-je, le fait de devenir gardien de la paix obligeait le porteur de ce pouvoir à se priver de ses droits fondamentaux, par crainte de sévères représailles. Peut-être que leur supérieurs craignent la désertion, puisqu’ils n’ont pas le droit d’agir en être libre, mais encore, comment peuvent-ils nous arrêtés, si leur raison est mise en doute ? Le sablier s’est écoulé, l’enquêteur s’est finalement pointé avec un agent caméraman. Il a lu l’article 37 à voix haute et a mis l’accent sur le fait que la loi 78 n’était pas invoquée. Puis dans un anglais baragouiné, il a répété, le motif pour lequel on était sous état d’arrestation. Bref, deux heures passèrent, il faisait fret et le bus arriva. Les « tyraps » promis par la policière arrogante étaient aussi au rendez-vous. Ils nous ont demandez un à un de nous lever, ils nous ont passés les tyraps, nous ont demandés notre âge, puis nous ont fouillés.
La folle aventure en bus, direction le poste.
Il doit être minuit, on est tous entassés dans le bus, faire un parallèle avec les juifs dans les wagons me paraît insensé, mais puisqu’on a du temps à tuer et qu’il y a des comparaisons évidentes, pourquoi pas ? Les tyraps sont serrés, mais au moins on a tous une place assise, on a retrouvé la chaleur et la jolie policière est courtoise. Beaucoup demande à aller uriner, mais elle répète qu’on doit rester assis peu importe le motif. Je suis à côté de « Dust », heureusement ils n’ont pas confisqué nos biens personnels, qu’ils ont entassés à l’avant du bus, bien numérotés. Je demeure étonné par la capacité des humains à s’adapter à toute situation. Le sentiment de camaraderie s’est développé entre nous, un réflex pour oublier le calvaire auquel nous faisons face. Aussi, par l’âge de la policière, je l’ai peut-être déjà côtoyé sur les bancs d’école. Elle semble fatiguée, normal il est minuit et elle nous explique qu’elle fait beaucoup plus d’heures qu’à l’habitude, « à cause de nous ». Je ne réplique pas puisqu’en ce moment mon jugement ne vaut rien, ma dignité oubliée et mes poignets douloureux me le rappellent, alors je feins la sympathie. Ensuite, puisque le temps est à tuer et que j’ai toujours été fasciné par le métier d’agent de la paix, je lui pose des questions. « C’est quoi le modèle du pistolet que tu portes à la ceinture ». Évidemment je connais la réponse, c’est un Walther P99. « Ah ! Coïncidence je pense, êtes-vous au courant que la firme allemande Walther a fabriqué le Walther P38 pour remplacer le Luger P08 de Mauser et qui ont tous deux servi aux officiers nazis durant la seconde guerre mondiale ! ». Mais bon, encore, le parallèle entre le fascisme et la situation me parait burlesque, j’ai l’impression d’être un figurant non consentant dans la pièce de théâtre qui se déroule. Ainsi, une seconde fois, je simule le regard étonné, choisissant simplement de rester silencieux, puisque l’Histoire est une discipline de fainéants en ces temps néolibéraux, où la quête du profit prime. Au même instant, le pauvre anglais éméché d’auparavant se lève et demande à la policière dans sa langue natale s’il peut sortir uriner, il sue abondamment. Évidemment le bus est en marche et tel le premier ministre, elle reste fidèle à ses dires. « No, go back to your seat ». Il retourna d’un pas pressé à son siège et se mit au travail en laissant échapper un « sorry guys ». En l’espace d’une minute l’ambiance du bus changea d’une atmosphère détendue et docile à une cage remplis de macaques. Le zoo était déchaîné, l’odeur mélangée à la chaleur rendait le tout insupportable. Les deux hommes à ses côtés se mirent debout sur leur sièges, pour éviter la flaque qui prenait de l’expansion. Au tour de la policière de crier à tue-tête de nous calmer. « Vous deux assis ou je vous poivre la face » ! La fatigue aura eu raison du professionnalisme, par chance son collège arriva à temps pour l’en dissuader. Finalement, suivant nos indications, ils décident d’ouvrir les fenêtres et la trappe du plafond, pour soulager la tempête. L’urine s’écoule sur le sol, suivant le va-et-vient provoqué par le déplacement de l’autobus, ces mêmes mouvements qui écrasent nos poignets contre notre dos.
L’éternel attente au poste.
Quelle heure est-il, sommes-nous bientôt arrivés à ce satané poste, pourquoi allons-nous dans l’Ouest de la ville ? Un dix-huit roues passe à nos côtés, les deux passagers nous regardent d’un air incrédule et amusé. « Dust » et moi haussons les épaules, naïvement nous espérons croire que la justice va réparer les torts, cette même justice qui a accordé des injonctions controversées et qui doit répondre de l’infâme nouvelle loi. Le bruit des freins retenti, l’autocar tourne et pénètre dans l’enceinte du poste. Aussitôt le soupir de soulagement terminé, un homme en tenu de GI entre dans le bus et nous interpelle. Personne ne répond, ce n’est jamais bon signe lorsqu’un policier connais votre nom, vous apparaissez comme le voyou de la classe ! Il les répète en s’enfonçant vers l’arrière, il nous dévisage lentement avec un air méprisant, lui aussi a probablement mon âge. Il ressort bredouille, dieu soit loué, la policière nous indique qu’il faut chacun notre tour, attendre les procédures avant de quitter le véhicule. Heureusement nous sommes le premier bus arrivé sur place, car ce soir-là, trois autres autobus avaient la même destination. Une heure passa pendant laquelle le sentiment de camaraderie s’installa de nouveau. On apprit que c’était le baptême de la policière concernant les cargos de prisonniers. Que le métier de policier comportait une clause non mentionnée concernant, « le peu de temps libre en dehors de la job ». À travers la discussion je reconnaissais des humains derrières les uniformes. « Je dormais, j’ai reçu un appel, on m’a dit de rentrer ce soir », me disait l’agent. De leur côté, ils ne voyaient pas de criminels en face d’eux. En effet, je regardais autour de moi, je voyais jeunes et moins jeunes, des visages endormis, perdus et innocents. « Numéro 124, viens avec moi et prends tes affaires » dit une policière qui faisait une brève intrusion à l’avant, « Merde Dust j’ai oublié mon numéro peux-tu regarder sur mon bracelet ». Quinze minutes plus tard, c’était au tour du 123, j’étais le 109ième et Dust le 108ième. À présent, la policière nous desserrait les tyraps, voyant qu’on ne constituait aucune menace. Entre deux chiffres un jeune homme invoquait une opération médicale récente, pour être priorisé sur la liste et aller uriner. Nous rendant tous jaloux, mais compréhensif. Un GI porteur d’eau faisait la ronde des bus pour ravitailler ses camarades, tout en narguant les menottés assoiffés avec son sac de père noël remplis de bouteilles. Ensuite ce fut au tour de l’aïeul à nous sermonner «Pourquoi vous allez pas manifester dans les champs de Laval, ou à Longueuil, laisser Montréal en dehors de ça ». Son magnifique insigne ne nous impressionnait guère, pas plus que son raisonnement.
L’inscription Fabrose.
Il doit être 3h30 du matin, quand finalement j’entends mon numéro être énoncé. « Par ici attention à la marche », me dit une policière, pendant que je dis aux revoir aux policiers et autres menottés. Elle m’annonce que je vais recevoir un constat d’infraction, mais tout ce qui m’importe s’est de savoir où se trouvent les toilettes. Elle me conduit à l’intérieur d’un large garage, où plusieurs tables sont assemblées et derrières elles se trouvent des policiers. « Ta carte d’identité s’il vous plait », me dit la policière. Pendant qu’elle complète l’interminable formulaire au stylo, qu’elle placote à propos de commentaires Facebook avec sa collègue, je regarde ce cirque mal organisé, stupéfait. Je prie pour que l’agent qui tient les grosses pinces servant à couper le tyrap ne se trompe pas. « Clic », je retrouve ma liberté ! Mon premier geste constitue à déchirer le bracelet au-dessus de la table. On me tapote l’épaule, « par ici Olivier », je dois prendre une photo pour je ne sais quoi. Aveugler par le flash je retourne à la table récupérer ma carte. Elle sort l’étampe et la presse sur tous les sondages qui couvrent la table. « Quelle école vas-tu ? » me demande-t-elle. Après lui avoir demandé en quelle honneur dois-je lui fournir une réponse, elle me rétorque que l’enquêteur en a besoin pour ses enquêtes. Voyez-vous mon cégep abrite peut-être une branche révolutionnaire ! Je reçois le constat, « Dust » et moi sommes abasourdis, c’est probablement un avant-goût de la hausse lui dis-je. L’enquêteur m’informe des procédures de contestations, d’une voix basse, les yeux fixant le papier. « Tout ce que je veux c’est une toilette », je rétorque. Maintenant j’avais le choix de le suivre à l’intérieur du poste ou de partir, alors je pris la deuxième option. Enfin je suis sortis, je suis sortis avec un sentiment ambiguë, j’ai été condamné en adulte, mais traité en enfants durant tout le processus. Arrêté vers dix heures du soir pour être relâché vers quatre heures du matin au milieu de nulle part dans l’ouest de l’île. Heureusement, la madame du Tim était gentille et avait vue plusieurs vagues rouges déferler avant nous aux petites heures du matin, depuis quelques jours. Durant la longue marche de retour, je me promettais d’écrire mon témoignage, puisque je pensais qu’octobre 70 était une vieille histoire, du temps de mon père. Je venais de connaître ma propre expérience de la crise d’octobre et je voulais la partager. Jamais mon pays ne m’avait fait aussi honte.
Olivier Vaillancourt