Pour comprendre ce qui se passe

À MM. Pratte, Dubuc, Facal et à tous les autres qui ne comprennent pas

Normand Baillargeon

Bon nombre de commentateurs avouent avoir du mal à comprendre ce qui se passe actuellement au Québec ou démontrent carrément, par leurs commentaires et leurs analyses, qu’ils ne comprennent pas tout à fait. Très candidement Joseph Facal avouait ainsi hier, dans le Journal de Montréal: «Un des aspects les plus frappants de la crise actuelle est le profond décalage qu’elle révèle entre la mentalité de beaucoup de manifestants et la tournure d’esprit de gens comme moi. J’avoue très honnêtement que je ne l’avais pas vu venir.»

Je ne jette pas la pierre à ces gens et moi-même j’avoue sans gêne que je ne comprends pas très bien certains aspects de la crise qui secoue le Québec. Il faudra qu’elle se termine et que du temps passe avant que l’on puisse faire un bilan serein et synthétique des événements et de leur signification: la Chouette de Minerve, c’est bien connu, ne prend son envol que le soir venu, après le tumulte de la journée.

Mais ceci dit, et en tout respect, je pense comprendre au moins en partie pourquoi certains ne comprennent pas — et parmi ceux-là, je range non seulement des commentateurs, mais aussi une part du mouvement syndical et le Gouvernement. Quant à la population en général, souvent, sans connaître le détail de l’explication de la crise, elle en pressent souvent, me semble-t-il, l’essentiel.

La crise en cours est — entre autres choses, j’en suis conscient — l’ expression d’une critique radicale et pour cela inhabituelle  de nos institutions, de notre société, une critique radicale que nombre de gens ignorent peu ou prou mais qui s’est articulée depuis plusieurs années et qui débouche aujourd’hui sur des revendications inédites présentées selon des modalités elles aussi inédites.

 Que dit cette critique radicale?

Permettez-moi d’essayer d’aller rapidement — et j’espère, sans trop caricaturer — à ce qui me paraît être essentiel.

Voici donc. Une profonde mutation de civilisation est survenue à l’échelle planétaire vers 1970. Un de ses éléments centraux a été le démantèlement des fameux Accords de Bretton Woods, qui avaient été conclu au sortir de la Deuxième Guerre Mondiale pour relancer et encadrer l’économie mondiale.

Ces accords favorisaient les échanges dans l’économie réelle, mais ils mettaient aussi un frein majeur aux flux de capitaux de l’économie virtuelle, jugés dangereux pour cette économie réelle faite de biens et de services. Les flux de capitaux étaient considérés, avec raison, comme concédant un pouvoir immense et injustifiable et qu’il fallait donc  refuser aux détenteurs de capitaux: ceux-ci, dès lors qu’ils pouvaient sanctionner positivement ou négativement des décisions politiques (en allant là où ils le désiraient) se seraient vu concéder ce que Keynes (il me semble que c’est lui, on me corrigera …) appelait un «sénat virtuel», et donc un pouvoir illégitime et dangereux pour le politique, voire démocraticide: si une loi, disons de travail, devait leur déplaire, les détenteurs de capitaux auraient pu voter contre elle en retirant leurs billes.

On voulait donc éviter tout cela et on y est relativement bien parvenu … jusqu’au début des années 70, et donc durant ce que l’Histoire appelle les Trente glorieuses. Les Trente glorieuses, car ce furent en effet des années de forte croissance économique, sans crises majeures et durant lesquelles furent poursuivies des politiques économiques et fiscales qui ont maintenu vivant un idéal égalitaire. Pour en donner un exemple frappant, il était fréquent, durant ces années, que des pays appliquent des taux d’imposition maximaux de 90 % environ — et les entreprises payaient leurs impôts. Pour en donner un autre exemple, l’économie durant ces années était, en gros, à 95% composée d’échanges réalisés dans l’économie réelle et à 5 % d’échanges dans l’économie virtuelle.

Vers 1970, c’est ce système qui a été démantelé. On libéralise notamment les flux de capitaux, ouvrant ainsi la voie, comme le  prédit aussitôt l’économiste James Tobin, à de nombreuses et graves  crises financières et économiques: pour y pallier, il propose une taxe sur les flux de capitaux, la fameuse taxe Tobin, qui ne sera pas adoptée mais que d’aucuns, comme le Groupe ATTAC, défendent encore.

Les changements qui s’ensuivent sont profonds et radicaux.

Les échanges économiques, pour commencer, changent profondément de nature: ils deviennent, en gros, désormais virtuels à 95%. Le redouté  sénat virtuel existe et il est très puissant. Les banques changent alors  profondément de nature: ce ne sont plus des institutions prêteuses comme celles que nos grands-parents ont connu, mais des acteurs majeurs dans des jeux spéculatifs à haut risque, capable de perturber et même de saccager  l’économie réelle. La concentration de la richesse dans le secteur financier qui en découle est proprement phénoménale. Nuisible à l’économie réelle, elle enrichit hors de tout bon sens des gens qui se livrent, au sens strict et fort du terme, à des activités antisociales et qui brisent d’innombrables vies. Et pendant ce temps, les salaires et revenus des gens ordinaires, des salariés,  stagnent depuis des décennies. La suite: Voir/Blogues/Normand Baillargeon, 24/05/12

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3 Commentaires

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3 réponses à “Pour comprendre ce qui se passe

  1. Maurice Thunder

    Ce que je trouve décevant avec cette crise, c’est le peu d’interventions des analystes politique et économique dans le débat. Ce n’est pas surprenant toutefois, parce que les explications simplistes – je veux dire au nombre de variables limité – et idéologiques sont toujours plus populaires. Mais elles sont infiniment plus dangereuses à long terme. Ce sont parfois des théories de la conspiration, avec leur lot de boucs émissaires… et de malheurs.

    C’est ce genre d’analyse que M. Baillargeon nous présente. En gros : à cause de l’extension de ce qu’il appelle les « flux de capitaux virtuels », nous vivons désormais dans une oligarchie contrôlée par les banques et les entreprises, alliées aux gouvernements. Et, évidemment, «l’information est dans une substantielle mesure contrôlée par les médias de masse, qui sont des entreprises et appartiennent souvent à des grands groupes». Ben voyons…

    Oui le monde a changé. Oui l’écart entre les riches et les pauvres augmente de façon (souvent indécente) dans de nombreux pays. C’est peut-être une menace pour la démocratie – encore faut-il le prouver, et non se contenter de l’affirmer. C’est en tout cas un défi auquel il faut absolument faire face, avec intelligence et créativité, et non en appliquant des idéologies utopistes.

    Mais, malgré toutes les inégalités, malgré la pauvreté qui persiste, la population terrestre connait un meilleur sort qu’en 1970. Selon le PNUD (Rapport IDH 2010), « (…) nous vivons aujourd’hui dans un monde meilleur que ce qu’il était en 1990 ou en 1970. Au cours des vingt dernières années, un grand nombre de personnes de par le monde ont connu des améliorations spectaculaires dans les aspects essentiels de leur vie. Dans l’ensemble, leur santé est meilleure, ils sont plus éduqués, plus riches, et ont acquis un pouvoir de nomination et de responsabilisation de leurs dirigeants bien plus important qu’autrefois ».

    Ce monde de 1970 dont M. Baillargeon parle, c’était un monde encore dominé économiquement par l’Occident qui y accaparait une grande partie de la richesse planétaire et qui semblait être le seul à pouvoir connaître le développement (à l’exception du Japon). Ce n’est plus vrai aujourd’hui. L’Asie – la moitié de la population terrestre! – se développe et voit son niveau de vie augmenter. Il y a une meilleure répartition – et une plus grande création – de la richesse entre les pays. Et c’est la prétendue « conspiration » capitaliste – la même qui a engendré Ipod, Internet, Facebook… – qui en est en majeure partie responsable. Pas le socialisme.

    Ce nouveau partage du monde devrait nous réjouir, en tout cas ceux qui sont épris de justice sociale. Malheureusement on a souvent le cœur à gauche, mais le porte-monnaie à droite. Cette nouvelle répartition de la richesse dans le monde a un prix pour nous, Américains du Nord : une croissance anémique, voire la stagnation ou même la décroissance dans le pire des cas. En prime : des gouvernements, souvent de têtes grises, qui ne savent pas vraiment comment s’adapter au nouvel ordre mondial, et dont la marge de manœuvre est limitée par les dettes immenses qu’ils ont accumulées.

    Une génération de jeunes moins riche que celle de ses parents, mais qui devra payer leurs dettes, alors que ses perspectives d’emplois sont plus limitées dans beaucoup de secteurs en transformation (ou en déclin). Des jeunes plus isolés socialement – mais mieux « réseautés » virtuellement – par des changements moraux et sociaux dont on mesure encore mal l’impact. L’impression de vivre dans une société et dans un monde qu’ils comprennent mal, et sur lequel ils semblent avoir peu d’emprise. Mais surtout, peut-être, le sentiment diffus d’impuissance ou d’incapacité à réaliser ses rêves, devant un avenir qui semble désormais sans lendemains qui chantent…

    • Bruno Lacroix

      M. Baillargeon ne me semble pas trop donner dans l’explication simpliste, encore moins dans la théorie du complot. Il est vrai cependant qu’il critique les excès du capitalisme, ce qui à vos yeux devrait suffire à le disqualifier pour motif d’aveuglement idéologique.
      Pourtant, M. Baillargeon est d’accord avec vous: le monde dans son ensemble n’a jamais été si riche, de nouvelles économies émergent, il n’y a jamais eu autant d’argent en circulation. Mais tandis que vous soufflez le chaud et le froid, en disant tout à la fois que nous vivons dans un monde meilleur mais que nous sommes ruinés, M. Baillargeon se demande plutôt comment est-ce possible que toute cette richesse puisse maintenant être convertie en obstacle à la préservation et au développement des programmes sociaux?
      La réponse que M. Baillargeon propose n’est peut-être pas complète, mais elle contribue au moins à mettre en lumière le fait que la captation fiscale de la richesse par l’État est de plus en plus difficile en raison, justement, de la libre circulation des capitaux, des abris fiscaux et de la réduction sans fin de la part d’impôts payée par les grandes entreprises. Pour mettre fin à l’endettement de l’État, la solution n’est pas d’endetter les étudiants et de liquider peu à peu les programmes sociaux, il serait bien plus juste et raisonnable de réclamer démocratiquement que l’État réaffirme son pouvoir d’imposition au profit du bien commun. Encourager la libre entreprise, stimuler la croissance pour générer de la richesse qui pourra être en partie redistribuée dans des programmes sociaux, tout cela n’a rien d’utopique, cela s’est appelé dans l’histoire le «libéralisme économique» ou, dans sa forme la plus progressiste, la «sociale-démocratie». M. Baillargeon nous explique donc comment, depuis l’époque Tatcher/Reagan, s’est effectué le changement de paradigme qui nous a fait passer du libéralisme au «néolibéralisme».
      Enfin, ce que M. Baillargeon essaie de faire comprendre aux éditorialistes de La Presse et aux autres «lucides» qui «ne comprennent pas ce qui se passe» c’est qu’il se pourrait que la crise sociale initiée par le mouvement étudiant soit l’expression d’en finir spécifiquement avec le paradigme néolibéral dont il font la promotion dans les pages d’un journal qui, coïncidence fortuite, est la propriété de celui à qui Jean Charest doit tout.

  2. Maurice Thunder

    Je maintiens que son explication est simpliste. L’utilisation du concept « d’économie virtuelle » comme cause principale de la crise est inexact – à moins de n’avoir reçu aucune formation en macro-économie. La crise actuelle est multifactorielle – mais bien sûr les spéculateurs des sociétés d’investissements et de plusieurs banques ont joué un rôle.

    Ensuite, quand M. Baillargeon nous écrit : « Les Trente glorieuses, car ce furent en effet des années de forte croissance économique, sans crises majeures et durant lesquelles furent poursuivies des politiques économiques et fiscales qui ont maintenu vivant un idéal égalitaire». On croit rêver. Idéal égalitaire? Une époque où l’Occident a pillé la planète pour s’enrichir outrageusement (et honteusement), en soutenant les dictateurs comme Mobutu? Où le tiers-monde et le quart-monde étaient encore des réalités (insoutenables)?

    En ce qui concerne la théorie du complot, dans le texte complet de M. Baillargeon, on peut lire : « Nous ne sommes alors plus guère en démocratie représentative, mais dans ce qu’on peut appeler une oligarchie représentative, une alliance entre corporations et gouvernement. La situation est encore aggravée par le fait que l’information est dans une substantielle mesure contrôlée par les médias de masse, qui sont des entreprises et appartiennent souvent à des grands groupes ».

    Quand on laisse entendre que le régime officiel (démocratique) en cache en fait un autre (oligarchique), informel, avec un contrôle opaque de medias qui prétendent être libre, c’est définitivement de l’ordre des théories du complot.

    Sans compter que tout cela est affirmé cela sans démonstration rigoureuse. Quelles sont les preuves qui sont avancées pour étayer ces accusations de prétendue collusion? Aucune.

    Est-ce que cela signifie que ce qu’il avance est impossible? Non. Mais notre expérience (l’histoire) ne recense aucun cas de collusion complète en démocratie. Il existe par contre de très nombreux cas de corruption et d’influence de grandes compagnies sur certains élus ou groupes d’élus – c’est pour cela qu’il faut des chiens de garde dans nos institutions démocratiques et ne jamais relâcher sa vigilance. Mais cela ne s’est jamais produit de façon systémique au point de permettre l’établissement d’une sorte de pouvoir parallèle caché.

    Je note également que M. Baillargeon emploie l’expression « sénat virtuel », utilisée par Noam Chomsky, dont il est un admirateur. Lorsque j’étais professeur – dans une autre vie – j’utilisais les écrits de Chomsky pour illustrer les erreurs de méthodologie en sciences humaines et sociales, déconstruire des analyses erronées et donner des exemples d’aveuglement idéologique (ou de théories du complot!). M. Chomsky est un grand linguiste qui a malheureusement erré hors de son domaine d’expertise : il contribue à la production idéologique mais pas à la production d’articles scientifiques (à mettre entre guillemets). Bref, ce n’est pas une référence sérieuse.

    Des théories du complot on peut dire qu’elles relèvent, en bout de piste, de l’ignorance et que de les propager est de l’irresponsabilité, car les conséquences politiques qui en découlent sont souvent catastrophiques. Je crois qu’il est inacceptable qu’un professeur d’université tienne des propos qui sont pure conjecture et qui ne reposent sur rien. Mais ça, c’est mon opinion. Et malgré le supposé contrôle des médias, la liberté d’expression existe toujours et M. Baillargeon écrira bien ce qu’il veut.

    Vous soulevez par ailleurs d’autres questions fort intéressantes (comme celui de la captation fiscale). Mais ma réponse est déjà longue, et je ne veux pas vous ennuyer davantage.

    En passant, je suis moi-même social-démocrate. Mais je n’hésiterai jamais à critiquer la bêtise, qu’elle vienne de gauche ou de droite, d’en haut ou d’en bas, etc.

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